« Écoutez France Inter durant une journée entière, vous allez vous marrer. » Oui, cheffe. Je préfère Chevallier et Laspalès à Sophia Aram mais je suis taillée pour le job : avec bébé qui réclame la première tétée de la journée (ou la dernière de la nuit) à 5 h 50, je suis opérationnelle très tôt.
À 5 h 50, ce jour-là, sur France Inter, en guise de train pour Pau [1. Pour les auditeurs francintériens, il s’agit d’une allusion à un sketch de Chevallier et Laspallès] , j’ai le vélo de Nantes qui pense à la place du cycliste. Quand vous devez aller à gauche, le guidon s’allume et clignote à gauche. « Et si je me trompe ? » « Le guidon va vous indiquer avec un clignotement rouge que vous vous êtes trompé. »
Le Cabinet de curiosités a sélectionné ce matin un article au sujet des prisons payantes de Californie, où des vedettes purgent leur peine dans des conditions appréciables de confort et de sécurité. « Au pays du dollar roi, il n’y a pas de petit profit », conclut Stéphane Leneuf. Refrain classique dans les médias que cette condamnation de l’Amérique comme pays de toutes les inégalités avec, en creux, la valorisation de notre système supposément plus juste. Le problème, c’est qu’au même moment resurgit dans l’actualité Salah Abdeslam (censé être à l’isolement, il a discuté avec un autre détenu). L’occasion de se souvenir qu’il jouit d’une cellule individuelle et d’une salle de sport privée, conditions d’incarcération que les vedettes hollywoodiennes elles-mêmes ne peuvent s’offrir : toutes richissimes soient-elles, nous apprend Stéphane Leneuf, elles dorment dans des dortoirs collectifs. La différence tient au fait qu’elles sont scrupuleusement protégées des caméras, tandis qu’Abdeslam est filmé 24 h/24, comme dans les émissions de téléréalité dont il est, paraît-il, très friand. De l’intérêt de réfléchir à l’à-propos d’une chronique…[access capability= »lire_inedits »]
« Je préfère Hillary. Je trouve qu’Hillary est la plus sérieuse et la plus posée. » Ce commentaire aussi subtil que celui d’une groupie de boys band est le propos d’une certaine Chen, diffusé en introduction d’un reportage sur les élections présidentielles américaines vues de Chine, à 6 h 13. Dominique André s’est rendue dans « un quartier jeune et branché de Pékin » et, sans surprise, dans ce quartier branché, Clinton « a la cote ». Une citation outrancière des opposants chinois à la candidate, la traitant de « vieille sorcière », s’ajoute à cette précision que les « milieux du business » (connotation fortement péjorative, à peu près comparable à « pays du dollar roi ») éprouvent une « certaine sympathie » pour Trump, comme l’illustrent les mots d’un certain Chen (ne pas confondre avec Chen, voir supra). Une nuance intéressante est introduite quand on apprend que les Chinois reprochent à Hillary Clinton « d’avoir soutenu la politique du pivot asiatique lancée par Obama, c’est-à-dire de refaire du Pacifique une priorité de la politique étrangère américaine », mais pas question de s’attarder sur cet aspect qui risquerait de brouiller le message global et de troubler, par conséquent, le consensus universel qu’il convient d’entretenir. On se dépêche donc d’élargir à des considérations générales sur ce que les jeunes Chinois pensent des États-Unis. Et on conclut avec cette citation mystérieuse, dans laquelle le rapport d’opposition exprimé par « cependant » m’échappe totalement : « Attirés par les États-Unis, 52 % des Chinois sondés pensent cependant que la Chine doit d’abord s’occuper de ses propres problèmes. » Peu importe, l’essentiel est de rappeler, en deux minutes et quarante secondes, que pour être « branché », où que vous soyez dans le monde, il faut soutenir Hillary.
Suit, entre autres, une séquence intitulée « Et si demain on travaillait heureux ? », petite chronique gentillette sur une PME qui a renoué avec la croissance grâce à des méthodes révolutionnaires : désormais, les employés se parlent ; et un code de trois couleurs permet de distinguer les commandes prêtes pour la livraison, en cours de traitement et en retard. C’est simple mais cela méritait bien un sujet. D’ailleurs, la mélodie et le phrasé tout sauf naturels de Catherine Boullay valent à eux seuls le détour ; cela monte et descend, mal de mer garanti. Cerise sur le gâteau, « les trois dernières recrues avec un peu de responsabilités » sont des femmes. L’histoire ne dit pas si l’une d’elles est issue d’une minorité ethnique ou de la communauté LGBTQIA. Le monde n’est pas encore parfait
Il y a le passage obligé par la case « ce qu’on vous cache », affectionnée des chaînes d’info (confer tous les « c’est off », « les coulisses de », etc.) et qui a vocation à calmer les benêts « complotistes ». Ils veulent du top secret ? On va leur en donner. Tous les mardis soirs, nous raconte Marcelo Wesfreid, se tient à l’Élysée une réunion « ultra-confidentielle ». Le vaillant journaliste a enquêté et peut nous affirmer qu’il s’agit d’un « dîner » qui a lieu « à 20 h 30 » dans le « Salon des portraits » et dont les participants sont Hollande, Valls, Cambadélis, Bruno Le Roux, Didier Guillaume et Claude Bartolone. L’objet de ces conciliabules ? À l’origine il s’agissait de faire en sorte que (métaphores journalistiques) « tout le monde rame dans le même sens » afin d’« éviter les couacs ». On y fait maintenant de la « stratégie » : « la semaine dernière, les invités ont passé quelques minutes à regarder le meeting de Macron » et, attention scoop, « ce dîner commence de plus en plus tard » à cause des réunions de précampagne. Oui, on vous cache des choses ; mais ces choses n’ont aucun intérêt.
Ensuite, on se dérouille les zygomatiques avec Daniel Morin, qui fait ce matin une imitation de Poutine dialoguant avec Hollande. N’est pas Canteloup qui veut mais un peu d’humour antiPoutine ne peut pas faire de mal ; c’est impertinent et original.
On entre dans la tranche Cohen avec un petit reportage sur les nouvelles méthodes de militantisme du Parti de Gauche. Un instant je me demande si les mêmes procédés employés par des militants de droite auraient bénéficié d’une telle complaisance de la part de la journaliste : surtout le principe du message qu’on accroche sur une corde avec une pince à linge. Cela me fait penser que j’ai une lessive à étendre…
Quand je reprends le fil, Thomas Legrand est en train d’expliquer que, concernant la répartition des migrants sur le territoire, « le prisme du débat public est tristement déformant », entre « ceux qui, à gauche, pensent que la France est raciste et ceux qui, à droite, estiment que nous sommes au bord de la guerre civile à cause des migrants ». Un curé accroche une pancarte « bienvenue » à son clocher, des gens se mettent en quatre pour apprendre le français aux nouveaux arrivants. C’est bien la preuve que « la France accueillante existe ». Personne n’en a jamais douté, et le problème n’est pas là. Mais Thomas Legrand a besoin de se rassurer.
La chronique de Bernard Guetta remet une couche de discours antiPoutine, pour ceux qui auraient manqué le billet de Daniel Morin.
Puis entre en scène l’invitée du jour, Caroline Fourest, venue présenter son dernier essai. En deuxième partie d’émission, Nicole, une directrice d’école, explique par téléphone combien elle désapprouve le fait que des mères « voilées de la tête aux pieds » puissent accompagner les sorties scolaires. Après la réponse de Caroline Fourest intervient Mohamed, qui diagnostique chez Nicole une « véritable phobie » : cela le « gêne beaucoup » qu’on puisse considérer que « ces femmes voilées de la tête aux pieds posent problème ». De même, refuser le port du voile à l’université reviendrait à « exclure encore plus ces filles ». Il faudrait donc entériner le communautarisme, sinon la radicalisation, afin de ne pas l’encourager : l’argument est totalement fallacieux mais Patrick Cohen commente simplement : « C’est compliqué. » La résistance ne viendra pas de Patrick Cohen. On l’attendra plutôt du côté d’Alex Vizorek, qui annonce sa conversion au pastafarisme : la religion professée par les adorateurs de la nouille géante, lesquels revendiquent le droit de porter une passoire sur la tête. Peut-être le seul moment d’humour authentiquement subversif de la journée.
Je vaque à mes occupations quotidiennes, et c’est quand je passe en cuisine que je retrouve mes amis d’Inter. Nagui reçoit Richard Anconina, l’entretien est plaisant, l’acteur revient sur des souvenirs de tournage, la conversation est ponctuée d’extraits musicaux, c’est bien agréable. Cela ne pouvait pas durer. Arrive Frédérick Sigrist qui souhaite revenir sur l’émission de Karine Le Marchand, Ambition intime, qu’ils n’ont vraiment pas aimée, à France Inter. Déjà, la veille, Daniel Morin et Patrick Cohen lui avaient réglé son compte. En réalité, le concept de l’émission en lui-même, incontestablement très cucul la praline, les gêne beaucoup moins que l’idée saugrenue d’inviter Marine Le Pen, au risque de la rendre sympathique. C’est aussi ce qui ennuie Frédérick Sigrist ; et il enchaîne : « Il y a très peu de chance que les électeurs du Front national écoutent France Inter. Non mais c’est vrai, à moins d’être puni ou d’avoir perdu un pari, je ne vois pas une seule émission de la grille susceptible de plaire à un militant FN. » Sigrist continue : « On va être honnête, on a autant d’amour pour le FN que Nicolas Sarkozy n’en a [sic] pour les élites qui vont acheter des œufs avec un panier en osier. » Il note que « le paradoxe du Front national, c’est qu’il se vante de ne pas penser comme tout le monde, mais il veut être traité comme les autres ». Sur Inter, il faut penser comme tout le monde. Cependant, ajoute-t-il, le FN n’a pas le monopole du « racisme et de l’intolérance » ; il y a aussi Wauquiez et Estrosi, et même les socialistes quand ils sont favorables à la déchéance de nationalité. On le voit, sur France Inter, la seule différence entre un édito politique et un billet comique, c’est le ton. La chronique sur la répartition des migrants pourrait entrer dans la catégorie « humour », pour peu qu’on la lise avec une intonation de one-man-show sur un fond de rires en boîte.
Oh, il y a aussi des émissions vraiment sérieuses sur France Inter ! Manque de chance, c’est en plein sur l’heure de ma sieste. Quand je rallume le poste, après avoir récupéré les enfants à l’école, je tombe sur Charline Vanhœnacker, « l’émission qui dit zut à Poutine ». Yes ! Il est 17 h 07. On va encore rigoler. Par exemple avec Guillaume Meurice. Ce jour-là, il s’en prend aux défenseurs de la corrida : facile. Le lendemain, plus ambitieux, il appellera la plateforme d’écoute du site ivg.net en se faisant passer pour le petit ami d’une femme qui s’apprête à avorter. Du grand art quand on pense que la presse mentionnait, il y a peu, un jeune homme de Mouscron qui, s’étant trouvé réellement dans la situation que singe Meurice, a mis fin à ses jours. Le farceur sera évidemment à la Manif pour tous le 16 octobre, afin de rire de tous ces nigauds qui profèrent des absurdités (les filles aiment plus jouer à la poupée que les garçons, etc.). Les Femen aussi étaient à la manif. Ces dames ont, à mon sens, un énorme potentiel comique. Malheureusement, Meurice et ses collègues d’Inter n’en ont pas encore pris conscience. C’est dommage ; on rirait encore plus.
Épluchage patates en écoutant un reportage sur la Californie. Encore ? Oui, mais cette fois, elle nous montre l’exemple. Les Américains, là-bas, ont voté une loi qui permet aux clandestins de passer leur permis de conduire. Satisfaction d’une sans-papiers et d’un travailleur social membre d’une association d’aide aux sans-papiers. Réprobation d’une dame, mais c’est une conservatrice qui revient d’un meeting de Trump. Grillée. Et on termine la journée avec un échange entre invités et auditeurs sur le thème des « événements » survenus récemment dans un « quartier sensible ». Le lexique donne le ton. Une auditrice ayant demandé pourquoi les policiers ont si peu le réflexe de sortir leur arme, et le policier en plateau ayant répondu que cela tenait à la menace des procédures administratives chargées de suspicion, on confie la conclusion à un sociologue, voix de la sagesse, qui accuse à demi-mot l’auditrice de faire l’apologie des armes à feu et rappelle que « le cadre légal est ce qui caractérise l’État de droit » et qu’il « faut s’en féliciter ». Si les policiers n’avaient pas la culture de la retenue, la France serait comme les États-Unis ou les Philippines. Gloups.
Finalement, France Inter, c’est comme le vélo nantais à guidon intelligent : on vous aide à penser dans les clous.
Allez, c’est la nuit, on s’en remet un petit coup : « Comment reconnaître un militant FN sur internet ? » « Outre le contenu des messages, il y a leurs avatars : Jeanne d’Arc, par exemple, ou le coq gaulois. » Donc les militants FN, c’est comme les champignons en forêt : il faut apprendre à les reconnaître. Pourquoi ? Sais pas. Et je m’endors en me demandant à quoi on peut reconnaître un auditeur de France Inter. Mission accomplie. Demain : Rire & Chansons.
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