L’humiliation de la France dans l’affaire des sous-marins australiens n’est pas due à une question de diesel français ou de nucléaire américain. Macron a fait les frais des tensions entre la Chine et l’Australie. Sa diplomatie du « en même temps » ne peut fonctionner dans une région du monde que se disputent Washington et Pékin.
Pendant cinq ans, Paris a cru à une alliance franco-australienne fondée sur un partenariat réel entre la Marine nationale française et la Marine royale australienne. Depuis 2016, les deux pays vivaient une lune de miel industrielle dans la construction navale, grâce à un contrat portant sur la livraison de 12 sous-marins d’un genre nouveau, fruit d’une coopération franco-américano-australienne. Les coques seraient françaises, l’armement américain et l’assemblage final australien. La propulsion serait classique et non nucléaire, à la demande du gouvernement australien. Le Future Submarine Programme (FSP), résultat d’un appel d’offres très compétitif, était un succès français qui allait stimuler un partenariat économique et institutionnel avec l’Australie et même une « Stratégie de la France dans l’Indopacifique », selon le titre d’un document du ministère des Affaires étrangères publié en juillet.
Les dirigeants australiens ont semblé y croire, que ce soit le Premier ministre de cette époque, Macolm Turnbull, du Parti libéral (droite), ou son successeur, Scott Morrison, un rival du même parti, plus à droite.
La dynamique qui a fait basculer Scott Morrison
Pourquoi le gouvernement australien a-t-il fini par lâcher la France ? Les assertions sur le dépassement de coût et la déficience technologique ne sont que des distractions, car ces problèmes, fréquents dans les contrats, avaient été résolus. La vraie raison de la rupture est à chercher du côté des tensions croissantes entre la Chine et l’Australie. Le Chafta (China-Australia Free Trade Agreement), signé en 2015, a fait de la Chine le premier partenaire commercial de l’Australie. Vu de Pékin, c’était un bon accord : les échanges avec la petite Australie étaient plus maîtrisables qu’avec les puissants États-Unis. Pendant un court moment, à Canberra, on a pensé que la mondialisation heureuse était en marche. Les visées expansionnistes chinoises n’inquiétaient pas encore les Européens, mais alarmaient déjà Barack Obama. Donald Trump et Joe Biden n’ont pas changé d’appréciation. Quand l’Australie a atteint le même niveau de méfiance, la France en a fait les frais.
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En 2018, pendant que Français et Australiens préparaient le vaste chantier du FSP, Canberra a interdit la technologie 5G de Huawei, entreprise chinoise. La Covid-19 n’a rien arrangé. L’Australie a réclamé une enquête en Chine sur l’origine du virus. Pékin a riposté en limitant l’importation de produits australiens : bœuf, vin, orge, charbon. Les étudiants chinois ont cessé de se rendre en masse dans les universités australiennes. Le Chafta était mal en point. Et sans parler explicitement de guerre, la presse idéologique chinoise, notamment le Global Times, a insinué qu’une petite confrontation avec l’Australie n’était pas inenvisageable. Le 25 mai 2020, le gouvernement chinois sommait l’Australie de « prendre ses distances avec les États-Unis » qui poussaient le petit vassal vers une nouvelle guerre froide.
Cette dynamique a fait basculer Scott Morrison qui a opéré un rapprochement tonitruant avec les États-Unis. La diplomatie française ne pouvait savoir ce que même les ministres non régaliens du gouvernement australien ignoraient. Puisque la construction et la mise en eau des sous-marins conventionnels FSP allaient prendre des décennies, Morrison ne pouvait attendre. Il fallait un signal qui stopperait la Chine tout net. Il a donc improvisé, en inventant une alliance, l’Aukus, dont les nouveautés sont la présence du Royaume-Uni, la commande de sous-marins nucléaires et la possibilité que des sous-marins nucléaires américains et britanniques utilisent les ports australiens.
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On ne pouvait s’attendre à ce que le gouvernement français comprenne tout cela alors même que le projet avançait bien. Comme le soulignait récemment Florence Parly, ministre des Armées, en commission sénatoriale, on nous reproche de ne pas avoir vu les signaux faibles, mais nous étions face à des signaux forts : les Australiens nous rassuraient sans cesse. On le sait maintenant, Morrison a entamé des négociations secrètes avec Boris Johnson et Joe Biden dès l’arrivée de ce dernier au pouvoir. Il s’est d’ailleurs justifié le 16 septembre 2021 : « Je comprends que la France soit très déçue, il y aura une compensation… Mais j’ai agi pour la défense de l’Australie, je ne le regretterai jamais. »
Deux erreurs
Si à Paris, on ne pouvait imaginer tant de duplicité, Emmanuel Macron a tout de même commis deux erreurs. Sa grande idée était de faire face à la puissance chinoise tout en indiquant dans sa doctrine qu’il ne la provoquerait pas. Pour y parvenir, il prétendait fédérer autour de la France l’Australie et l’Inde. Ce bloc indopacifique, pensait-on, existerait à côté de l’allié-rival américain et éviterait le clash avec la Chine, vers lequel Washington semblait se diriger. Mais n’était-ce pas se rendre inutile ? Un bloc pour jouer les médiateurs entre son principal allié et son principal adversaire en Indopacifique, voilà une idée bien littéraire.
La deuxième erreur était de ne pas préciser qu’en cas de détérioration complète des relations entre Canberra et Pékin, la flotte française pouvait servir de bouclier pour l’Australie. Ou alors Paris comptait sur le secours de l’US Navy, ce qui amoindrit la stratégie indopacifique française. On pourrait citer une troisième erreur qui est de ne pas avoir attendu le troisième referendum néo-calédonien sur l’indépendance pour convaincre l’Australie de la pérennité et de la stabilité de la puissance indopacifique française.
Enfin, Emmanuel Macron parle d’associer l’Europe à sa stratégie, mais l’UE ne pèse rien dans ce dossier. Aucune marine européenne autre que française n’a de présence permanente dans la zone. L’UE a publié un court document sur sa stratégie indopacifique à elle, presque dénuée d’aspects militaires. Un autre document, plus étoffé, sera élaboré par la Commission européenne, sous l’appellation « Boussole », mais gageons que ni Pékin, ni Washington, ni Canberra n’en tiendront compte.
Finalement, le grand dessein australien de la France reposait sur les bases fragiles d’une stratégie indopacifique douteuse. Française ou européenne, cette stratégie n’a pas survécu à l’épreuve de la réalité : la montée en puissance de la Chine. Encore faut-il qu’à Paris on s’en rende compte. Le Pacifique sera soit américain soit chinois.