En ce beau mois de septembre, France Culture fête ses cinquante ans. Qui, au sein de cette prestigieuse rédaction, était mieux placé que moi pour rendre à cette station l’hommage qu’elle mérite ?
Tout le monde, mais c’est moi qui ai eu l’idée en premier ! Poussez-vous donc, les lièvres : la tortue s’avance.
Jeunes cons vs vieux cons
Longtemps, France Culture et moi ne fûmes pas sur la même longueur d’ondes; dans ma jeunesse, c’est bien simple, je ne fréquentais même pas cette fréquence. À mes oreilles, ce n’était qu’une poussiéreuse radio radiotante : les vieux cons parlent aux vieux cons.
Je n’écoutais alors dans le poste que les rares émissions consacrées au rock’n’roll, en fan loyal des Stones et des Who. Je ne cite même pas les Beatles, et pour cause : quoi qu’ils aient fait pour se rattraper par la suite, ils s’étaient exclus eux-mêmes de la rebel attitude dès 1965, en acceptant d’êtres décorés par la Reine de l’Ordre de l’Empire britannique… Deux ans plus tard, Mick et Keith allaient en taule pour détention et usage de stupéfiants. Une autre classe !
France Culture et moi
Jusqu’au terme de mes études supérieures, en 1978, pas question de gâcher mes loisirs avec des programmes qui, dans le genre casse-burnes, faisaient double emploi avec les cours et les polycopiés. Et par la suite, je fus trop heureux de me rallier au jugement de mon père…
Dans notre adolescence, c’est peu de dire qu’il nous avait contrariés, mon frère aîné et moi, avec sa manie de déchirer nos polars « abêtissants » et de casser nos disques « de sauvages ».
Quelle revanche de voir qu’il n’était guère plus tendre avec France Cu qu’avec Pete Townshend ou James Hadley Chase ! Lui à qui rien de culturel n’était étranger boycottait cette station, qu’il estimait indigne de son beau nom. En fait de « culture », il voyait plutôt là une entreprise de déconstruction de ses chères humanités, menée par un quarteron d’esprits faux et de têtes mal faites.
Pour ce gaulliste impénitent mais critique, qui avait quand même souffert dix ans sous Malraux, France Culture et le camp du Progrès en général souffraient d’un problème de constitution. Chez eux, le cœur et le cerveau, ces deux organes vitaux, semblaient avoir été intervertis. Tel était aussi, découvris-je quelques années plus tard, le diagnostic de mon Pr Chesterton à moi : il s’agit d’avoir « des idées justes et des sentiments généreux » ; pas l’inverse. Surtout pas asséné avec autant de morgue ̶ sans même parler de la mauvaise foi !
En attendant, je me contentai de savourer la bonne nouvelle : ce qui me semblait d’emblée rébarbatif pouvait aussi être vain.
Et puis, progressivement, l’étau idéologique s’est desserré, au fur et à mesure que les gardiens de la doxa étaient bousculés dans leurs certitudes par une série d’événements spectaculaires, de la chute du Mur à celle des Twin Towers en passant par la révolution numérique – la seule qu’aura vécue, en fin de compte, la « génération 68 ».[access capability= »lire_inedits »]
Aujourd’hui, l’« hypothèse communiste » ne survit plus que dans le cerveau d’Alain Badiou, surtout doué pour la fiction. Rayon idéologies, les deux étendards verts, écologisme et islamisme, semblent avoir pris sa place. Mais dans le monde réel, c’est le capitalisme financier mondialisé qui, comme son nom l’indique, règne partout en maître ̶ hormis la notable exception culturelle de la Corée du Nord.
Triste tableau en vérité ; mais d’un autre côté, si ça a pu contribuer à rendre France Cu moins chiant…
Moi à France Culture
Les relations sont devenues si bonnes, entre la station et moi, qu’après un pesant silence (radio) au XXe siècle, j’y ai été invité pas moins de deux fois au cours des cinq dernières années en ma qualité de « spécialiste ». (Il faut dire aussi que, les deux fois, je connaissais personnellement mon hôte.)
La première fois, c’était dans l’émission « Du grain à moudre », du temps que Brice Couturier l’animait. Avec Brice, nous sommes amis et adversaires depuis trente ans : jamais d’accord sur rien, jamais brouillés pour autant. Ça serait con que ça arrive maintenant, alors qu’on peut voir sa signature dans Causeur…
Bref, le sujet ce soir-là, c’était « La mode est-elle démodée ? », ou genre. Parmi les invités figurait une certaine Belinda Cannone, dont je n’ai pas bien saisi le métier ; sociologue donc, sans doute ; auteur en tout cas d’un bouquin au titre intrigant, La Bêtise s’améliore.
À force de m’accrocher à ce titre, il m’a fallu du temps pour saisir le propos, pertinent d’ailleurs : l’« intelligence bête » dont parle Camus produit naturellement une pensée uniformisée. Par paresse et par conformisme, nos élites, au lieu de se prendre la tête à penser, se contentent d’ânonner des préjugés et autres lieux communs qu’elles refilent comme vérités au bon peuple. Bien vu – même si par ailleurs je ne vois toujours pas bien le rapport avec le titre, ni d’amélioration notable dans cette bêtise-là. Mais on n’est pas au bac non plus ; alors pourquoi critiquer un hors-sujet de qualité ? Surtout quand on prétend soi-même faire diariste.
C’est pas moi, c’est Alain Schifres !
Il y avait aussi dans le studio à « Grain » l’omni-aimable et distancié Alain Schifres. Je ne l’avais pas vu depuis longtemps, comme d’habitude ; mais ce soir-là, après la fin de l’émission, il m’a dit un truc qui m’a fait tout drôle : « Tu t’es fait un personnage à la Chesterton, ça te va plutôt bien ! » (Note à Élisabeth : c’est pas moi qui en ai parlé, c’est Schifres !)
Merci du compliment, Alain, mais ce n’était pas un personnage ! Si ça se trouve, c’est comme pour les Stones ou les Who un peu plus tôt : à force de lire du Gilbert, j’ai fini par me prendre pour lui. Quoique, à la réflexion, ça m’étonnerait ; par tempérament, je ne partage guère son enthousiasme enfantin et panique. Ce chrétien-là est du bois dont on fait les croix – et assez fort pour porter la sienne allègrement. Bref, il est plus sûr de son Dieu que de lui-même, comme il convient. Quant à moi, je ne suis sûr de rien, mais encore moins de moi que de Chesterton, avec son Dieu rieur et paradoxal, tellement human friendly.
…Et aussi Finkielkraut, et Élisabeth !
« T’as qu’à voir, y a pas de hasard ! », comme dit Frigide en cas de coïncidence. La deuxième fois que j’ai été convié à m’exprimer sur France Culture, c’était précisément sur Chesterton ! Et pas n’importe où : dans l’émission « Répliques », d’Alain Finkielkraut, où l’on ne croise ordinairement que de gros cerveaux.
Pour être tout à fait franc, j’étais là seulement à titre de remplaçant. L’invité titulaire avait dû se décommander pour raisons de santé et, sur le conseil d’Élisabeth, Alain m’avait sollicité au débotté. Je ne me suis pas fait prier, au vu de l’intitulé pour une fois sans réplique : « L’éblouissant Chesterton ».
Mille mercis donc à Élisabeth de m’avoir pistonné auprès d’Alain ; mais de grâce, qu’elle ne fasse pas semblant de découvrir aujourd’hui ma chestertonomanie qui n’en finit pas de galoper, de zutisme en nonsenses jusqu’à l’« orthodoxie ».
Pour l’occasion, j’ai même sympathisé avec l’autre vrai invité, Jacques Dewitte, un drôle de philosophe comme j’aime, attaché à sa civilisation par amour de la liberté universelle.
Pour tout dire, au micro de Finkie, on était rudement complémentaires, le sage et le fou. N’y a-t-il pas des deux dans cet inimitable cocktail de chez Gilbert, où le subtil arôme de paradoxe fait monter jusqu’à l’âme de douces vapeurs mystiques?
Embrassons-nous, France Cu !
Dans l’intervalle, entre France Culture et moi, le climat s’était peu à peu réchauffé, et pas au nouveau sens péjoratif de l’expression. Plutôt selon les règles de la « théorie du bordel ambiant » élaborée par Roland Moreno.
Bien sûr, il avait fallu compter avec l’« équation personnelle » des directeurs successifs. Le pire, haut la main, fut sans surprise Laure Adler (1999-2005), qui peine déjà à mener une interview, et même parfois à comprendre ce qu’elle dit.
Selon mon fidèle ami Wiki, l’ex-conseillère de François Mitterrand à la Culture s’était fixé comme mission, à ce poste, de « substituer à la diffusion du patrimoine culturel le décryptage de l’actualité ». Et pourquoi pas la fusion pure et simple avec France Info ? Par bonheur, ce virage dans le fossé ayant foiré, France Cu a survécu.
CARGLASS ET LE MESSI
Entre-temps, d’autres facteurs avaient accéléré mon repli sur cette station. La surdose de pub d’abord, de plus en plus invasive, répétitive, décérébrante. Vingt minutes de l’heure, c’est trop, et pourtant c’est le tarif !
Idem à la télé. Je rends grâce à Nicolas Sarkozy d’avoir supprimé la pub sur les chaînes publiques après 20 heures. Quelles qu’aient été ses motivations, ça reste à mes yeux la décision la plus décisive de son quinquennat : la revalorisation du service public et de sa mission, qui n’inclut certes pas le lavage de cerveau à coups de Carglass.
Quand les bornes sont franchies, on n’est plus très loin de l’Amérique. Essayez un peu de voir là-bas une série de qualité comme ils savent en faire, ces enculés… Impossible! Toutes les huit minutes, revoilà les clips de pub, toujours les mêmes… Et quand enfin Walter White revient, difficile de se replonger dans le bain bouillonnant de méthamphétamine! Plutôt trouver la saison en streaming avec l’aide d’un ami geek, ou attendre le coffret DVD, qui arrive quand même avant Arte.
Mais revenons à nos stations. Pas question de me réfugier sur France Inter, qui entre-temps a viré plus à gauche, c’est-à-dire plus sectaire que France Culture. Reste France Info, heureusement moins « indignée »; mais difficile d’y tenir plus d’une heure, sous peine de tourner dingue.
Et puis il y a le sport, dont la déferlante submerge nos ondes du vendredi après-midi au lundi matin, sauf France Culture.
Or moi, vous savez, le sport… Juste une heure de vélo par jour, pour s’aérer tout en découvrant des paysages humains. Quant aux autres, ils font bien ce qu’ils veulent comme sport, quitte à s’user prématurément ; mais qu’on ne me demande pas en plus de suivre religieusement leurs exploits, comme un vulgaire « supporter ». Nous n’avons pas le même Messi !
LES NUITS HEURISTIQUES
Outre la fuite éperdue de la pub et du sport, mon repli stratégique vers France Culture s’est fait aussi, quand même, sur des bases positives.
Moi qui suis très client de radio au cœur de la nuit, après le turbin, je n’étais guère amateur de ces « Nuits magnétiques » qui, sous des avatars divers, ont quand même occupé le terrain de 1978 à 1999.
Foin du passé, clé du présent et de l’avenir ! La culture noctambule se conjuguait désormais exclusivement au futur, dans l’ « ailleurs » et l’ « autrement », le non-écrit et l’illisible… Tout ça va bien cinq minutes, mais ça durait cinq heures toutes les nuits, et pendant plus de vingt ans.
Après ce va-et-vient inlassable mais lassant dans l’espace confiné de la modernitude, ma tranche horaire préférée a heureusement renoué avec sa vocation. « Les Nuits » tout court, de Philippe Garbit, sont explicitement sous-titrées « un patrimoine radiophonique » : un fameux choix d’archives et de rediffusions qui remontent parfois à l’aube des années 1950.
ATTENTION, CULTURE FRAÎCHE !
Pour l’auditeur, un voyage aléatoire dans le temps culturel où il croisera, au gré des heures et des nuits, nombre de personnalités littéraires et artistiques incontestées, de Mauriac à Vian, de Sartre à Jean Nohain, d’Edwige Feuillère au tribunal Russell…
Il y entendra aussi, et ce n’est pas le moins intéressant, des célébrités de jadis dont l’étoile a pâli. On parle moins d’elles ces dernières décennies ; est-ce la fin de leur postérité, ou juste un « purgatoire » au sens littéraire ? Et la sanction est-elle justifiée ?
C’est là que réside tout le charme des « Nuits » : dans cette recontextualisation (même si le mot, j’en conviens, rime mal avec « charme »). C’est devenu pour moi un jeu : me brancher au hasard sur ces « Nuits », et deviner de quoi il s’agit. Qui parle de quoi? Quand, où, comment et avec qui ? Au fur et à mesure, les indices s’accumulent : le ton, les voix, le vocabulaire et la syntaxe, les références et même les tics de langage, sont autant de repères…Un passionnant colin-maillard culturel auquel on peut jouer seul ou avec d’autres.
On trouve de tout dans ces « Nuits » magiques, où soudain tout semble s’éclairer tandis que l’on s’enorgueillit de sa culture fraîche !
« Goobble Gobble, we accept you one of us ! » chantent déjà autour de moi les freaks bac+12 qui ne m’avaient pas attendu pour écouter France Cu la nuit…
LES MATINS DIFFICILES
…Au moins jusqu’à 6h30, parce qu’à cette heure-là, on bascule dans les « Matins ». Marc Voinchet, « fil rouge » de l’émission, enfile deux heures trente durant des perles de toutes sortes, du précieux au Tati Or.
Il suffit de résister stoïquement au « billet politique » de Hubert Huertas, qui n’a même pas toujours tort, puis aux chroniques de Clémentine Autain, voire de Caroline Fourest. En échange, on pourra profiter de la revue de presse internationale, qui mentionne plein de journaux que je ne lis pas dans le texte ; des interventions décalées de Jean-Louis Ezine et de Philippe Meyer ; et même parfois, selon arrivage, du débat entre les chroniqueurs et l’invité du jour, relancé par l’ami Couturier. Le vendredi, Hubert Védrine commente même pour nous l’actualité géopolitique, avec la pondération sagace qu’on lui connaît.
MIRACLE DU PODCAST !
Et puis il y a quand même quelques fameuses émissions en plein jour, notamment le week-end… Je les suis désormais grâce à la magie du podcast (du québecois « baladodiffusion »).
Je me balade tous les jours, notamment à vélo, en écoutant France Cu en conserve, quand je veux et ou je veux ! Et si un jour un flic m’arrête parce que j’ai grillé un feu, ce sera sans doute à cause de Taddeï ou de Finkielkraut…Vous croyez que je peux leur envoyer le PV ?[/access]
*Photo : kerolic.
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