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Quand France Culture se demande quel antisémitisme est le plus dangereux

Les incertitudes de Guillaume Erner


Quand France Culture se demande quel antisémitisme est le plus dangereux
Guillaume Erner, mars 2016. SIPA. 00746343_000007

Vendredi 9 novembre, le journal de 13h sur France Inter s’ouvre sur l’information suivante : les actes antisémites en France sont en hausse de 69% depuis le début de l’année. Le présentateur du journal, Bruno Duvic, donne alors la parole à l’envoyé de France Inter à Berlin, Ludovic Piedtenu, qui évoque l’antisémitisme en Allemagne : 1400 actes antisémites y sont recensés chaque année depuis trois ans. Le journaliste apporte alors la précision suivante : une infime partie de ces actes sont le fait d’immigrés musulmans, mais 90% d’entre eux sont attribués à l’extrême droite. On revient en France et Bruno Duvic annonce que Yann Gallic va donner une explication « détaillée » des actes antisémites dans notre pays. Celui-ci indique le nombre d’actes répertoriés, distingue entre les menaces et les agressions physiques, mais ne souffle pas un mot de l’identité de leurs auteurs. L’auditeur devra se contenter d’une brève interview de Francis Kalifat, président du CRIF, qui évoque « l’antisémitisme du quotidien » dans les quartiers « difficiles ». On n’en saura pas davantage. On ne saura pas si c’est la présence de « l’extrême droite » ou quelque chose d’autre qui rend ces quartiers « difficiles » pour les juifs. Il n’est manifestement pas possible de préciser dans le cas de la France ce qu’il est possible de préciser et facile de quantifier dans celui de l’Allemagne. Pourquoi ?

« C’est une question en vogue »

Si France Inter se borne à nous tenir dans l’ignorance, France Culture, comme son nom l’indique, veille à parfaire nos connaissances. En témoigne ce « billet » que Guillaume Erner consacrait le 29 octobre à la tuerie de Pittsburgh et qu’il vaut la peine de citer dans son intégralité :

« Oui, c’est une question en vogue – sous-entendu, entre l’antisémitisme de certains musulmans fanatiques, l’antisémitisme de Daech pour faire court, et l’antisémitisme nazillon, lequel des deux est le plus dangereux ?

Un débat qui ne manquera pas d’être relancé par le massacre de la synagogue de Pittsburgh, onze morts ce samedi, perpétrés par un suprématiste blanc, un certain Robert Bowers. 

Car depuis quelques temps, il s’agit donc de distinguer un antisémitisme qualifié de nouveau d’un antisémitisme ancien. Avec deux sous-entendus : le premier, dissocier l’antisémitisme musulman – le nouvel antisémitisme – de l’antisémitisme d’extrême droite, et le second, bien souvent, considérer que le premier est désormais bien plus dangereux que le second. 

Cette comparaison a engendré d’étonnants raccourcis. Par exemple, que l’on pouvait s’allier à l’extrême droite pour combattre l’antisémitisme daechien : peut-être un jour estimera-t-on que l’on peut convoquer Maurras pour lutter contre l’antisémitisme ? Après tout, d’autres ont bien voulu confier à Bachar el-Assad le soin de lutter contre le terrorisme…

Invoquer un nouvel antisémitisme pour clarifier les choses relève de la fausse bonne idée. Le monde musulman réservait un statut inférieur aux fidèles des autres religions, notamment aux juifs : le statut de dhimmis. Mais au final, la coexistence entre juifs et musulmans s’est déroulée de manière plutôt harmonieuse, au contraire de la situation au sein du monde chrétien. C’est l’Espagne qui a inventé au XVe siècle les statuts de pureté du sang, lesquels préfigurent l’antisémitisme racial. Les premiers pogroms se sont déroulés en Russie. Le monde musulman a-t-il développé « son » antisémitisme, ou bien a-t-il observé ce qui se passait en Europe ? 

Le général Kadhafi n’aimait rien tant qu’offrir à ses visiteurs de marque des beaux exemplaires reliés des Protocoles des sages de Sion – et c’est en Russie que les Protocoles des sages de Sion ont été écrits. Dans ces conditions, son antisémitisme doit-il être qualifié de nouveau ou d’ancien ? 

L’antisémitisme est un mot simple qui désigne une réalité bien complexe. Cette réalité complexe c’est aussi ce qu’il faut retenir de la tragédie de Pittsburgh. »

Ça existe, mais quand même pas vraiment…

Formulons clairement les thèses que Guillaume Erner énonce sur le mode de l’insinuation doucereuse et de l’interrogation rhétorique :

1 – La distinction d’un antisémitisme ancien (d’extrême droite) et d’un antisémitisme nouveau (musulman) n’est pas pertinente.

2 – L’antisémitisme musulman ne peut pas être dissocié de l’antisémitisme d’extrême droite.

3 – L’antisémitisme musulman n’est pas plus dangereux que l’antisémitisme d’extrême droite.

4 – Le statut de dhimmis que les musulmans réservent aux juifs en terre musulmane ne témoigne d’aucun antisémitisme et, en dépit de cette discrimination, la coexistence entre juifs et musulmans dans l’Espagne musulmane a été harmonieuse.

5 – L’antisémitisme est une invention de l’Espagne catholique au XVème siècle, les premiers pogroms ont eu lieu dans la Russie orthodoxe du XIXème siècle et le colonel Kadhafi offrait à ses visiteurs les Protocoles des Sages de Sion qui auraient été écrits en Russie. Tout cela prouve qu’il n’y a pas d’antisémitisme propre au monde islamique, mais que celui-ci s’est borné à imiter celui de l’Europe.

Signalons tout d’abord que les Protocoles des Sages de Sion, dont Guillaume Erner connaît visiblement aussi mal l’histoire que celle de l’Espagne musulmane, n’ont pas été écrits en Russie, mais à Paris par Matveï Golovinski, informateur de la police secrète tsariste. Ajoutons ensuite que, Hitler ayant, bien avant Kadhafi, fait un grand usage de ce faux, cela doit établir, aux yeux de Guillaume Erner, que l’antisémitisme n’est pas consubstantiel au nazisme, Hitler s’étant borné à imiter l’exemple de la Russie tsariste.

La légendaire coexistence pacifique d’Al-Andalus

S’agissant des pogroms, Guillaume Erner confond manifestement le mot et la chose, ou encore le sens et l’origine d’un mot. Le mot « pogrom » étant d’origine russe, les premiers pogroms appelés « pogroms » eurent effectivement lieu en Russie à partir de 1881, mais le mot « pogrom » signifiant, en français comme en russe, « agression collective, meurtrière contre une communauté juive », il s’en faut de beaucoup, hélas, que les juifs aient dû attendre 1881 pour y goûter. Sans remonter aux émeutes antijuives d’Alexandrie en l’an 38 de notre ère, rappelons qu’à Cordoue, en 1013, 2000 juifs furent massacrés par les troupes de Sulayman ben al-Hakam et qu’en 1066 ils furent 3000 à subir le même sort à Grenade, dont 1500 en une seule journée. Les massacreurs ne s’étaient pourtant pas vu offrir un exemplaire des Protocoles des Sages de Sion par le colonel Kadhafi (élevé par Guillaume Erner au grade de général).

« L’antisémitisme est un mot simple qui désigne une réalité bien complexe », conclut doctement M. Erner. On s’étonnera qu’un amateur de la complexité du réel ait pu, quelques lignes plus haut, opposer l’harmonieuse coexistence des juifs et des musulmans dans l’Espagne musulmane à ce qui s’est passé « au sein du monde chrétien ». Oui, Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon ont expulsé les juifs d’Espagne en 1492, mais 350 ans plus tôt les Almohades, vainqueurs des Almoravides et encore plus radicaux qu’eux, avaient interdit le judaïsme et donné le choix aux non-musulmans entre la conversion, la valise ou le cercueil. Nombre de juifs émigrèrent alors dans les royaumes chrétiens du nord où ils retrouvèrent, en particulier sous la protection d’Alphonse VII et d’Alphonse VIII une situation comparable à celle qu’ils avaient connue au Xème siècle, à l’époque du Califat de Cordoue : une large autonomie en échange d’une lourde imposition. Cette situation se détériora au milieu du XIIIème siècle, avec des hauts et des bas, et c’est au milieu du XIVème siècle que commença le temps des persécutions et des massacres. Quant au mythe de la « convivencia » dans Al-Andalus, il a été sérieusement déconstruit depuis une quinzaine d’années par les travaux de David Nirenberg, de Sérafin Fanjul et, tout récemment, de Dario Fernandez-Morera.

L’antisémitisme préféré de France Culture

« Entre l’antisémitisme de certains musulmans fanatiques, l’antisémitisme de Daech pour faire court, et l’antisémitisme nazillon, lequel des deux est le plus dangereux ? », demande Guillaume Erner. Depuis 12 ans, en France, une douzaine de juifs ont été mis à mort parce qu’ils étaient juifs. Ont-ils été victimes de suprémacistes blancs ? Est-ce que Ilan Halimi, Mireille Knoll, les enfants de l’école Ozar Hatorah ont été assassinés par des scouts de France nostalgiques d’Isabelle la Catholique ? Est-ce sous la pression de disciples d’Alain Soral ou de lecteurs de Charles Maurras que nos compatriotes juifs sont de plus en plus nombreux, depuis le début des années 2000 à quitter la France et que 50 000 d’entre eux ont dû déménager des quartiers d’île de France où ils vivaient ?

A lire aussi: Juifs, chrétiens et musulmans: l’Espagne médiévale ne fut pas l’éden multiculturel qu’on croit

Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde parce que mal identifier les maux, c’est contribuer à leur perpétuation. Qu’aurait dit Guillaume Erner si, au lendemain de la tuerie de Pittsburgh, Donald Trump avait insinué que l’antisémitisme d’extrême droite n’est pas plus dangereux que l’antisémitisme musulman ? Que dirait-il si Angela Merkel, informée comme les auditeurs de France Inter que 90% des actes antisémites dans son pays étaient le fait de l’extrême droite annonçait, pour les combattre, un plan de lutte contre l’antisémitisme d’origine islamique ? Mardi 13 novembre, à la fin de la Matinale de France Culture, le journaliste Alexandre Devecchio citait un article de Johann Chapoutot, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne et spécialiste du nazisme, qui conteste la perpétuelle référence aux années trente pour rendre compte de notre présent. Johann Chapoutot y écrit notamment ceci : « La référence au nazisme est tentante mais, par l’effet de sidération qu’elle induit, elle éblouit, elle fait écran et elle empêche de voir la réalité d’aujourd’hui en faisant tonitruer hier. Un identitaire ou un djihadiste autoproclamé n’est pas un SA. On peut comparer, mais il y a une différence entre comparer et assimiler : dans un cas, on veut cerner les spécificités du phénomène actuel pour mieux le comprendre et le combattre, alors que dans l’autre, on entretien une confusion intellectuelle qui entrave l’action. » Guillaume Erner interrompt alors Alexandre Devecchio pour claironner : « L’historien ne connaît pas Pittsburgh ! »

On se souvient du célèbre tweet de Nicolas Chapuis, journaliste à l’Obs, le 21 mars 2012, lorsque fut révélée l’identité de l’auteur des tueries de Toulouse et de Montauban : « Putain ! Je suis dégoûté que ça ne soit pas un nazi. » Chapuis se désolait de l’identité de Mohamed Merah. Erner se réjouit de celle de Robert Bowers. Ni l’un ni l’autre n’ont le souci dont l’historien rappelle ici l’importance : comprendre pour combattre, identifier dans chaque situation singulière ce que les maux du temps présent ont de spécifique afin de les combattre efficacement.

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est agrégé de philosophie, ancien professeur de classes préparatoires et inspecteur d'Académie-Inspecteur pédagogique régional honoraire.

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