J’ai fait Verdun, la Voie sacrée, le Chemin des Dames. D’accord, ce n’était pas en 1916, et cela même eût-il été, je serais dans l’incapacité de dire sous quel uniforme j’aurais figuré dans la boue des tranchées et dans les assauts furieux sous la mitraille. Ceux qui ont engendré mes géniteurs se partagent équitablement en porteurs de bleu horizon et de feldgrau.
J’étais donc le 11 novembre 1984, devant l’ossuaire de Douaumont. J’avais été dépêché par mon employeur de l’époque, Serge July, pour rendre compte dans Libération de la première célébration franco-allemande du 70e anniversaire de l’armistice mettant fin à la première guerre mondiale. Il faisait un temps de chien. La petite troupe des journalistes couvrant l’événement devait être acheminée par hélicoptère de la base aérienne de Toul jusqu’à Douaumont. Peu avant le départ, une certaine agitation était perceptible au sein des équipages et des propos, sans doutes vifs, s’échangeaient entre la tour de contrôle et les pilotes, dont les passagers ne pouvaient percevoir la teneur en raison du bruit assourdissant des rotors. Nous apprendrons plus tard qu’il s’agissait d’évaluer le danger de ce vol dans une météo déchaînée : les rafales de vent avoisinaient les 100 km heure.
L’ordre tomba d’en haut, de très haut : on décolle ! Mieux valait risquer la vie de quelques plumitifs que de voir un moment historique soigneusement mis au point à Paris et à Bonn se dérouler en catimini. La canaille étant l’enfant chéri de la chance, nous arrivâmes sans pertes devant l’imposant monument funéraire.
Plus prévoyant que moi, mon confrère Jean-Yves Lhomeau, du Monde, s’était muni d’un parapluie format escouade, dont il fit profiter quelques amis et concurrents. C’est donc ainsi, sous les rafales de vent mêlées de pluie, que nous assistâmes au geste à vocation historique : François Mitterrand et Helmut Kohl, pendant la traditionnelle minute de silence en mémoire des soldats tombés au champ d’honneur, se prirent mutuellement la main.
Par-delà deux guerres mondiales, deux peuples, par l’intermédiaire de leurs plus hauts dirigeants scellaient leur réconciliation devant un monument érigé en mémoire des victimes de la déraison de leurs prédécesseurs.
Personne n’était d’humeur à ironiser sur ce geste mis au point par des « communicants » – à l’époque Colé et Pilhan – qui visait à faire remonter dans l’opinion une cote présidentielle mise à mal par les errances économiques du début du septennat. Nous étions émus malgré notre cuir de journaleux réputé épais et rugueux.
Pour le retour, on jugea qu’il était préférable de transporter ces messieurs-dames de la presse et les invités officiels en autobus jusqu’à l’aéroport où les attendait l’avion présidentiel pour le retour à Paris.
Je me retrouvais donc assis dans un bus à côté de Pierre Bertaux, grand germaniste et non moins grand résistant, qui fut commissaire de la République à Toulouse en 1944. Quelques rangs plus loin était assis le presque centenaire Ernst Jünger, invité personnel de François Mitterrand à la cérémonie (jamais Helmut Kohl n’eût oser emmener dans sa suite cet écrivain sulfureux, dont les écrits magnifiques sur la
guerre de 14-18 ne peuvent totalement faire oublier son adhésion esthétique au nationalisme extrême entre les deux guerres et sa présence dans l’état major des forces d’occupation à Paris entre 1940 et 1944).
« Je ne lui serrerai pas la main, ah ça non ! » A mi-voix, mais sincèrement offusqué, Pierre Bertaux me prenait à témoin de son courroux de se voir embarqué dans le même carrosse que l’auteur d’Orages d’acier. Il n’avait pas le jugement plus nuancé sur Jünger des actuels historiens de la littérature, qui le créditent d’un mépris aristocratique vis-à-vis d’Hitler et du nazisme. Son activité à l’Hôtel Majestic, siège de l’occupant nazi à Paris, suffisait à le disqualifier au yeux du résistant Bertaux. Deux mains s’étaient donc amicalement serrées alors que deux autres s’étaient soigneusement évitées.
Naturellement, l’Histoire ne retint que les première, les secondes relevant de l’anecdote. Sur le moment, on ne vit dans le geste symbolique que le parachèvement de cette réconciliation franco-allemande construite pierre par pierre depuis la signature en 1962, du traité de l’Elysée par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer. L’alliance franco-allemande fondée sur l’acceptation, par l’Allemagne d’un statut de géant économique doublé d’un nain politique semblait être coulée dans le bronze, vu de Paris, bien sûr. Quelque mois plus tôt, dans un discours devant le Bundestag, François Mitterrand avait soutenu l’installation, en Allemagne, des missiles de croisières américains, réponse aux SS20 soviétiques positionnés en RDA. Cela avait mis en fureur les « camarades » du SPD allemand, fer de lance de la contestation pacifiste.
Qui aurait pu penser que cinq ans plus tard, la donne aurait totalement changée et que cette poignée de main clôturait une époque plutôt qu’elle ne marquait l’avènement d’une autre ?
La relation franco-allemande n’est plus le socle incontournable de la construction européenne. Elle ne s’active que lorsque les intérêts des deux pays convergent, ce qui est de plus en plus rarement le cas. Les dernières péripéties de la coopération industrielle (turbulences chez EADS, divorce Siemens-Areva), le tropisme russe qui se manifeste aussi bien chez un social-démocrate comme Gerhrard Schröder que chez la chrétienne-démocrate Angela Merkel, les réponses pour le moins divergentes au défi posé par la crise économique par Berlin et Paris ne sont pas compensées par des convergences politiques et stratégiques aussi fortes que jadis…
En Allemagne, au moins dans les contrées catholiques, le 11 novembre est la date traditionnelle de la première réunion des sociétés de carnaval pour préparer la mi-carême. On ne commémore pas plus cette journée qu’ils ne célèbrent la capitulation française de Sedan…
Angela Merkel, protestante austère, ne sera pas privée d’une participation à une quelconque assemblée de bouffons en venant à Paris ranimer la flamme de la tombe du soldat inconnu aux côtés de Nicolas Sarkozy. Mais quel sens aura ce geste ? Si l’on s’en réfère à Verdun 84, il est peut-être prématuré d’en donner une interprétation trop hâtive. Si c’est pour faire savoir au peuple qu’il n’est pas question de recommencer les folies du siècle dernier, pourquoi pas ? Les piqures de rappel ont leur utilité. Pour le reste, rendez vous, mettons, dans vingt-cinq ans…
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