Accueil Monde France-Allemagne : le laboratoire helvétique

France-Allemagne : le laboratoire helvétique


Image : http://resistanceinventerre.files.wordpress.com

Allemagne, je dis ton nom. Dans son épître cathodique aux Français, le 29 janvier, ce nom, Nicolas Sarkozy l’a prononcé une vingtaine de fois. L’an prochain à Berlin ? Cette fascination pour le voisin allemand, qui tient de la génuflexion, semble entériner l’abdication béate du « modèle français » face à l’impériale réussite germanique. L’empire, Morphée des nations fatiguées, aura peut-être bientôt le visage de l’Europe fédérale. Or, toute structure fédérale est faite de majoritaires et de minoritaires, de vainqueurs et de vaincus. Les Suisses en savent quelque chose : chez eux, le fédéralisme est né, dans sa forme moderne, en 1848, au terme d’une guerre civile gagnée par les libéraux-radicaux, les progressistes de l’époque, contre les catholiques conservateurs (opposition qui ne recoupait pas les frontières linguistiques).

« Les sous-ensembles dans les grands ensembles s’assemblent, la Belle et le Bad boy. » Ainsi rappait MC Solaar. C’était bien vu. Telles sont la tendance et la logique aujourd’hui à l’œuvre entre Berlin et Paris. Il va presque de soi, dans le contexte économique, que l’Allemagne est la Belle et la France le Bad boy. Ce qui évoque furieusement le partage des rôles et la nature des relations entre ces deux sous-ensembles différents par la taille et par la puissance que sont la Suisse alémanique (germanophone) et la Suisse romande (francophone).

Forte de sa supériorité numérique, la partie alémanique a longtemps tenu son voisin romand pour un garnement sympathique, quoique fêtard et dépensier. Et cette inclination n’a pas tout à fait disparu. En grande sœur convaincue de savoir mieux que son cadet, elle le traitait comme on traite un enfant – conjuguant amour et sévérité. Elle lui a appris la vie, et avant toute chose qu’un centime est un centime.[access capability= »lire_inedits »]

Les Suisses allemands, comme on les appelle communément, ont donc usé de leur statut de majoritaires pour faire entendre raison aux « Welsches », terme qui désigne les Suisses romands dans le jargon populaire alémanique[1. L’expression « Suisses allemands » a, en français, une touche dépréciative. Il est plus correct de dire « Suisses alémaniques » (du nom d’une ancienne tribu germanique, les Alamans), ces derniers tenant en toute circonstance à se démarquer de l’Allemagne. Le mot « Welsche », référence à l’époque romane, est empreint de condescendance à l’égard des Suisses romands.]. Il y eut des révoltes et des frondes, canalisées par le processus référendaire. Elles se soldèrent, pour les francophones, par autant de défaites. Il leur fallut des décennies pour imposer l’idée d’un congé-maternité et la loi afférente, entrée en vigueur en 2005 − la grossesse relevait jusque-là de la seule assurance-maladie.
Dans les années 1970, 1980 et 1990, on eut parfois l’impression que les deux communautés étaient séparées par une frontière infranchissable, bien que dotée d’un nom chatoyant : le röstigraben ou « barrière du rösti », doit son nom à une galette de pommes de terre qui est une insulte à la diététique, les Alémaniques étant très « patates » et les Romands très « vin blanc ».

Et puis tout s’est apaisé. Que s’est-il passé ? L’Europe ! L’Europe politique et monétaire a réconcilié les Suisses. Contre elle. Au début, les Romands étaient, contre l’avis de la majorité alémanique, de farouches défenseurs de l’intégration par étapes de la Suisse à l’Union européenne. Non seulement ils ont échoué à convaincre leurs concitoyens germanophones mais ils ont, de surcroît, fini par se rallier à leur volonté. Autant dire qu’ils se sont soumis. C’est qu’ils ont réalisé − ou en tout cas, c’est ce qu’ils se sont dit − que l’entrée de leur pays dans l’Union sonnerait la fin de la démocratie directe et du secret bancaire − cette laïcité d’argent qui fonde, en partie, l’identité suisse.

Et peu à peu, l’impossible est arrivé : dans cette construction fédérale compartimentée, on a vu émerger un véritable sentiment national. Les Suisses sont devenus plus suisses. L’un des symptômes de cette évolution est la progression, y compris en Romandie, de l’Union démocratique du centre (UDC), dont le leader, Christoph Blocher, est cité en exemple par Marine Le Pen. Les élections parlementaires de 2011 ont mis un terme à l’avancée de ce parti de droite. Ce ne sont pas ses accents xénophobes ni ses affiches islamo-incompatibles que les électeurs romands ont sanctionné, mais plutôt ses manquements répétés aux règles de la collégialité gouvernementale. Horrifiés par le désolant spectacle qui se joue sur la scène européenne, les Suisses sont de moins en moins décidés à brader ce qu’ils considèrent comme relevant de leur souveraineté.

Pourtant, les rapports orageux entre la majorité et la minorité auraient pu dégénérer en drame si le système politique suisse n’accordait pas des droits spécifiques aux minorités. Or, si la Suisse n’est pas tout à fait une nation, on conviendra que l’Europe des 27 est plus éloignée encore de la Terre promise.
Français et Allemands devraient donc méditer l’exemple helvétique pour définir les modalités des relations entre « groupes » dans un ensemble fédéral démocratique. Pour éviter que ces relations soient régies par les seuls rapports de force, il faut que des dispositions constitutionnelles protègent les « petits » des appétits des « gros ».

Rappelons, en attendant, que l’équipage helvétique a su resserrer ses liens face au grand requin blanc bruxellois. Qu’ils soient souverainistes ou fédéralistes, les Européens pourraient faire front commun pour combattre le dragon chinois. Après tout, les mauvaises conjonctures peuvent faire de bonnes alliances. Ainsi va, dans l’Europe fédérale naissante, le bismarcko-bonapartisme.[/access]

Acheter ce numéro  /  Souscrire à l’offre Découverte (ce n° + les 2 suivants)  /  S’abonner à Causeur

 

Février 2012 . N°44

Article extrait du Magazine Causeur



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Il n’y a pas d’âge pour être un dangereux raciste
Article suivant L’euthanasie selon Saint Hollande
est journaliste.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération