La revendication allemande d’un partage du siège permanent de la France au Conseil de sécurité de l’ONU n’est pas innocente. Depuis son élection, le bougisme européen d’Emmanuel Macron agace passablement l’Allemagne, aujourd’hui tentée de faire cavalier seul avec les États-Unis.
En demandant, il y a quelques semaines, que la France renonce à son siège de membre permanent au Conseil de sécurité, au profit de l’Union européenne, le vice-chancelier allemand Olav Scholz a remis sur la table une vieille idée, que l’on croyait définitivement rangée dans le placard des fantasmes bruxellois.
Et donné (il faut se demander pourquoi) une belle gifle à la diplomatie française.
Qui n’a jamais rêvé de voir les Européens parler d’une seule voix sur la scène internationale ? Qui n’a souhaité voir l’Europe, politiquement unie, retrouver un rôle dans les affaires du monde ? La Communauté européenne était née de cette ambition : faire de l’Europe une puissance. Les Six se proposaient d’y parvenir par une démarche progressive : marché commun, union économique, union monétaire. De la convergence de leurs intérêts naîtrait, pensait-on, une commune volonté politique. Et celle-ci, en s’affirmant, imposerait et permettrait la mise en place d’une diplomatie commune.
L’Europe rêvée n’aura pas lieu
Quelques succès ont récompensé, dans un premier temps, le choix de cette approche réaliste. Alors que les analyses et les intérêts stratégiques de ses États membres restaient très divergents (la plupart cherchant leur salut dans l’OTAN alors que la France affirmait son indépendance), la Communauté, soudée par les règles et les mécanismes d’une « politique commerciale commune », a réussi à s’imposer, du Kennedy Round à l’Uruguay Round, comme un acteur majeur des grandes négociations économiques internationales.
Derrière l’économie, c’était bien une ambition politique qui s’affirmait : l’Europe signifiait aux États-Unis, mais aussi à l’URSS, au Japon, à la Chine, comme aux pays d’Afrique et d’Amérique latine, qu’elle avait à leur égard une démarche solidaire et organisée. Un début de politique extérieure commune.
Malheureusement, tous les efforts pour aller plus loin, pour permettre à l’Europe de s’impliquer en tant qu’acteur efficace et crédible dans le règlement des crises, se sont révélés inopérants, contre-productifs, et parfois même ridicules. Et les procédures plus ou moins lourdes ou subtiles, mais toujours compliquées, par lesquelles les partisans d’une diplomatie européenne « supranationale » ont cherché et cherchent encore à imposer artificiellement aux pays de l’Union une unité de vues qui n’existe pas, qui ne peut pas exister, sur des sujets où certains ont une position nationale originale et forte, dictée par leur histoire, leur géographie, et bien sûr, la volonté de leurs peuples, n’y changeront rien et ne pourront jamais rien y changer.
L’Europe est une déclaration
On peut toujours établir des principes de « convergence » et de « discipline », créer, comme on l’a fait en application du traité de Lisbonne, un « service européen d’action extérieure », charger un « haut représentant » de porter une vague et lénifiante « position commune des Européens », sur la plupart des vrais sujets qui divisent le monde, celle-ci ne compte pas, n’impressionne personne. Et même les Européens ne la respectent pas. On se souvient de l’Allemagne, reconnaissant brusquement la Croatie, au lendemain d’une réunion de concertation où tous les ministres européens étaient convenus d’éviter un tel geste. On se souvient de la crise irakienne, dans laquelle les États membres de l’Union, après une brève tentative d’élaboration d’une position commune, se sont divisés et finalement violemment déchirés en deux camps opposés.
Il ne s’agit pas ici de juger le bien-fondé des positions prises par les uns et par les autres, mais de faire un constat : quel que soit notre désir de voir l’Europe s’affirmer sur la scène internationale, la diplomatie reste et restera longtemps l’affaire des États. Quand l’un de ceux-ci ne peut accepter une position commune, rien, aucune règle ne pourra l’y contraindre et bien sûr pas un vote ! Qui peut imaginer un seul instant, pour prendre encore une fois l’exemple de l’Irak, que la France ou l’Allemagne auraient pu être contraintes par un vote majoritaire à se joindre à une guerre dans laquelle elles ne voulaient pas s’engager ?
Mais si l’on exclut le vote, il faut bien se résigner à une incontournable fatalité : il est et sera encore pendant longtemps impossible pour l’Union d’avoir, sur de nombreux sujets, une position commune, une vraie position « européenne », allant au-delà de ces « déclarations communes » vides, insipides, ou réduites à un minuscule commun dénominateur qu’elle publie de temps à autre pour masquer son embarras et son impuissance.
L’Allemagne, un concertiste de plus
Est-ce pour lui donner la possibilité d’étaler cette impuissance qu’on voudrait lui donner un siège permanent au Conseil de sécurité ? Sur les quatre cinquièmes des problèmes et des crises dont le Conseil est saisi, il n’y a pas de position commune de l’Union. L’Europe serait tout simplement muette. Et la voix de la France se serait tue, puisque notre pays se serait effacé pour lui céder la place. Alors que l’autre puissance européenne présente, le Royaume-Uni, garderait bien sûr un siège, un statut, un rôle qu’elle ne songe pas un instant à abandonner…
Arrêtons-nous un instant sur cette remarque. La Grande-Bretagne est européenne. Il est heureux que grâce à sa présence à nos côtés, l’Union ait pu bénéficier jusqu’ici à New-York de deux voix permanentes et fortes dans les débats et les prises de décision concernant le maintien de la paix dans le monde. Ces deux voix ont souvent du mal à s’accorder, mais quand c’est le cas, elles donnent à l’Europe une visibilité et une autorité bien supérieures à celles qui émanent des fameuses « positions communes » de l’Union. Tout simplement parce que nous sommes capables, à Paris et à Londres, de décider vite et de parler clairement et sans longues délibérations, face à des crises qui nous interpellent dans l’urgence, et de mobiliser pour les affronter des moyens d’intervention et d’influence complets, jusque et y compris l’arme nucléaire. Depuis l’origine des Nations unies, il existe un lien évident entre le statut de membre permanent du Conseil de sécurité et la possession de cette arme. Personne n’imagine, et les Allemands moins que quiconque, que l’Union puisse jamais se doter d’une force de dissuasion de cette nature. C’est donc à nous, États membres naturellement privilégiés, qu’il appartient d’agir pour le bien commun, en faisant tout, d’une part, pour que le Royaume-Uni ne quitte pas notre famille, et s’il doit nous quitter, pour que ce divorce n’hypothèque pas la solidarité stratégique que nous devons développer avec lui.
Cela ne nous empêchera pas de faire tout, en même temps, pour que l’Allemagne, puissance mondiale, accède elle aussi au Conseil de sécurité. Elle vient d’y être élue, pour deux ans. Ce n’est bien sûr pas assez. La France, depuis des années, s’emploie à New-York à promouvoir une réforme de la Charte qui lui donnerait ce qu’elle attend et mérite d’obtenir : un vrai siège permanent. En attendant, nous veillons à l’associer déjà étroitement, comme si elle en était membre, aux travaux du « club » des cinq « Grands ». Sur bien des sujets, la concertation entre les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Russie, et la Chine, ce qu’on appelle le « P5 », s’est élargie à l’Allemagne, elle est devenue un « P6 » et Berlin y joue tout son rôle et pèse d’un grand poids, par exemple pour tout ce qui concerne la négociation avec l’Iran.
Macron irrite Berlin
Le vice-chancelier allemand ne peut ignorer les efforts que nous faisons ainsi, ensemble, pour faire reconnaître à l’Allemagne un statut de grande puissance dans les enceintes onusiennes. Alors, pourquoi ces déclarations intempestives ? S’est-il impatienté de la lenteur des résultats ? De leurs limites ? Il est douteux, c’est vrai, que nous puissions aller beaucoup plus loin que le point où nous en sommes aujourd’hui. Jamais, à vision humaine, nous n’obtiendrons une révision de la Charte, qui permettrait de modifier la composition du Conseil. L’Allemagne n’a donc que peu de chances d’y obtenir un jour un siège permanent. Mais l’Union européenne n’en a pas davantage. Et M. Scholz le sait bien.
Alors, pourquoi a-t-il lancé cette idée, qui sonne surtout comme une attaque contre la France ? L’appel qu’il lance à notre pays pour que celui-ci montre une « vraie volonté européenne » en renonçant à son siège au profit de l’Union n’est-il pas tout simplement une réplique, et une forme de vengeance, à l’égard d’un partenaire qui cherche un peu trop, depuis quelque temps, à en remontrer à l’Allemagne en matière d’esprit européen ?
On n’apprécie pas du tout à Berlin qu’Emmanuel Macron cherche depuis son élection à se présenter, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Europe, comme le nouvel « homme fort » de l’Union, qu’il spécule sur les difficultés d’une chancelière « affaiblie » et d’une Allemagne « en crise ». On n’aime guère, malgré tout le bien qu’on en dit officiellement, son style dynamique, son imagination bouillonnante, son langage philosophique compliqué. Et l’on aime encore moins ses « plans de relance », cette « initiative pour une défense européenne », qui se développerait en dehors des institutions établies ; et surtout cette idée étrange d’un « budget et d’un parlement de la zone euro », derrière laquelle se cache aux yeux de nos voisins une nouvelle et pernicieuse tentative pour assouplir les règles de la discipline budgétaire et permettre la mutualisation des dettes. Depuis un an, derrière les déclarations vagues (comme à Meseberg) et les sourires convenus, on s’emploie du côté allemand à raboter tout cela, et le dernier Conseil européen a bien résumé ce que l’on pense à Berlin : il faut réfléchir, étudier, étudier encore, sans hâte, et dans le respect des cadres établis.
L’Amérique en embuscade
M. Scholtz, qui est d’abord ministre des Finances, est particulièrement énervé par les idées nouvelles de Paris en matière de budget. Il va partout disant que ce qu’il attend d’abord de la France, c’est qu’elle « tienne ses engagements ». Qu’elle rétablisse l’équilibre de ses comptes, qui recommencent à glisser. Il ne sera pas en ce domaine, tempête-t-il, plus compréhensif à l’égard de notre pays que son prédécesseur, le dogmatique Wolfgang Schäuble. À ceux qui lui rappellent son appartenance au SPD, plus souple en la matière, il répète : « Je ne suis pas un ministre social-démocrate, je suis un ministre allemand. »
Le malheur pour lui est qu’au moment où il rappelle ainsi ses partenaires à la discipline collective sur le plan budgétaire, l’Allemagne paraît prête à s’en affranchir sur le plan commercial. Les menaces proférées par Donald Trump contre l’industrie allemande, en particulier l’automobile, ont produit leur effet. On négocie entre Washington et Berlin, clandestinement et directement. Le président de la Commission est allé brusquement, pendant l’été, sous pression allemande, signer avec l’administration américaine une « trêve », un accord dont les partenaires ont bien du mal à disséquer le contenu. Pour l’Allemagne, l’armistice a été signé, il n’est pas question de reprendre les hostilités.
Dans ce contexte, la mise en place d’une taxe européenne sur les GAFA, promise depuis longtemps, que l’opinion réclame, et que la France pousse vigoureusement, doit être reportée. Lors de ses dernières rencontres avec M. Scholtz, son homologue français, Bruno Lemaire, s’est permis d’insister, de critiquer. L’Allemagne ne serait-elle pas en train de faire passer son intérêt national avant celui de l’Europe ? Était-elle consciente qu’elle allait porter à celle-ci un très mauvais coup, sur un sujet où l’Union joue clairement sa crédibilité ? Le ministre allemand n’a pas apprécié la leçon. Et il a fini, à court d’arguments, par renvoyer à son interlocuteur cette remarque incongrue sur le jeu national de la France au Conseil de sécurité.
Cela n’avait rien à voir. Mais venant de notre plus proche partenaire européen, cela fait toujours un peu mal. Une sorte de coup de pied de l’âne.