Grâce au Brexit, la France a l’occasion d’accomplir sa mission historique : défendre sa langue au sein de l’Europe. Dans un bel essai, Jean-Michel Delacomptée nous exhorte au réveil linguistique face à l’hégémonie du globish. Paris gagnerait à suivre l’exemple québécois.
Nous l’avons bien noté le 20 mars dernier, à l’occasion de la Journée internationale de la Francophonie : la République entend faire du français une priorité en se tournant davantage vers l’Afrique, ce continent qui redonne à notre langue une place enviable pour les générations futures… Fallait-il pour autant que ces annonces solennelles ignorent résolument – et symptomatiquement – la question essentielle sur laquelle le pouvoir politique devrait effectivement peser : celle de la place du français dans l’Union européenne ? Là-dessus pas un mot, pas un engagement. Car il est plus simple de célébrer le développement naturel de la langue par la démographie que de défendre son statut au sein des institutions communautaires et, à travers ce combat, la vision qu’on se fait du monde futur. Ainsi, ce français qui se développe quantitativement se trouve-t-il face à deux destinées possibles : devenir l’une des langues locales qui survivront à l’ombre du tout anglais, ou constituer le fer de lance du plurilinguisme en Europe et dans le monde.
Cause perdue ? Not at all !
On va dire que je m’attache à une cause perdue, que les faits sont là, que l’anglais est devenu la langue internationale, acceptée partout et par tous ; bref, que ma lutte pour le français est une lubie du même genre que celle de la souveraineté dans la société mondialisée. Or, il me semble au contraire que la France et l’institution européenne, après avoir laissé passer cent fois l’occasion, conservent le pouvoir d’imprimer en ce domaine une orientation. Le Brexit, en particulier, nous invite à renouer avec le plurilinguisme qui régnait avant l’adhésion de la Grande-Bretagne, et même jusqu’à l’entrée des anciens pays communistes. Au lendemain d’un élargissement hâtif (encouragé par les Britanniques et les États-Unis), ceux-ci furent en effet les promoteurs de l’anglicisation… Cependant que la France se manifestait par ses abandons, acceptant sans mot dire le passage des services bruxellois au tout anglais, et même l’encourageant par la soumission de ses élus – tel un Pierre Moscovici écrivant en anglais à son successeur de Bercy !
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Croit-on pourtant que l’Europe, premier marché mondial et pôle de l’activité planétaire, à l’égal de l’Amérique ou de l’Asie, serait incapable d’imposer « ses langues » dans les négociations, contrats, échanges politiques et juridiques internationaux, si elle en avait la volonté ? Serait-il illusoire de recourir à cette « langue de l’Europe » qu’est la « traduction », comme disait Umberto Eco, quand il s’agit de négocier un traité commercial ou militaire ? N’a-t-on vraiment d’autre issue que d’employer l’anglais au sein de bataillons franco-allemands, quand ces échanges devraient prendre en compte la véritable nature européenne : un ensemble de peuples soudés au sein d’une même civilisation, mais caractérisés par leur fabuleuse diversité ? Les pays d’Europe ne pourraient-ils réussir sur leur propre continent ce que le Québec seul parvient à faire au sein du continent américain ? Leur exemple ne viendrait-il pas alors contrebalancer le tout globish, en incitant les Chinois, les Russes ou les Sud-Américains à communiquer dans leur propre langue (la Chine d’ailleurs, se montre déjà combative sur ce point) ?
Le président polonais du Conseil européen s’exprime systématiquement en anglais, comme si l’Europe était une province américaine
En ce sens, l’expression publique de l’Union européenne, et ce qu’elle nous dit – ou ne nous dit pas – du rôle des langues au sein l’espace commun sont essentiels : or la Commission évite soigneusement d’aborder la question, ce qui ne fait que renforcer l’hégémonie de fait de l’anglais. La France, de par son poids dans l’Union – dont l’administration se situe à Bruxelles, ville francophone –, aurait évidemment les moyens de modifier cette orientation, quand bien même les obstacles restent énormes : qu’il s’agisse de l’indifférence de l’Allemagne, ou de l’adhésion de la plupart des petites nations au tout anglais. La sortie du Royaume-Uni offre cependant une occasion inespérée qui invite à appliquer les règles, en retirant à l’anglais son statut de langue officielle et en incitant chacun à utiliser de préférence une des autres langues en cours dans l’Union : c’est ce qu’a compris Jean-Claude Juncker, qui refuse désormais de s’exprimer officiellement en anglais.
Entre le président de la Commission, d’une part, l’administration et les gouvernements, d’autre part, le fossé reste cependant immense au quotidien. Ainsi, le président polonais du Conseil européen, Donald Tusk, s’exprime-t-il systématiquement en anglais sans aucune justification, comme si l’Europe était une province américaine. Une intransigeance de principe devrait régner sur cette question pour mettre au premier plan ces autres langues universelles que sont l’allemand, le français, l’espagnol ou l’italien (ce qui n’empêche nullement certains échanges pratiques en anglais, off the record). Mais à l’heure de la bataille, seule une impulsion politique peut faire changer les choses ; et le président Macron, qui en aurait les moyens, ne semble guère taillé pour cette tâche, lui qui, par sa personne, sa formation, ses instincts, incarne si parfaitement ce nouveau monde pensant et s’exprimant en anglo-américain. Son discours de candidat prononcé en anglais à Berlin devant des étudiants allemands fut un très mauvais signe. Sa propension à se placer sur le terrain du mondialisme au lieu de ménager la singularité française et européenne n’est guère encourageante. La prise de conscience de ses responsabilités européennes le conduira-t-elle à s’emparer de ces questions, ou se contentera-t-il d’échanges économiques et financiers avec Berlin ? Tel est aussi l’un des enjeux de son quinquennat.
Le globish est en train de dévorer le globe
De telles réflexions ne pouvaient échapper à l’amoureux de notre culture qu’est Jean-Michel Delacomptée. Dans l’essai qu’il vient de publier chez Fayard, sous le titre Notre langue française, il évoque notamment ce « globish en train de dévorer le globe, cette servitude volontaire qui n’en finit pas de jouir d’elle-même ». Mais tout l’intérêt de ce livre foisonnant écrit par un auteur combatif (j’avais apprécié déjà son essai sur le bruit : Petit Éloge des amoureux du silence) est de souligner l’autre menace qui plane sur la langue française : son affaissement de l’intérieur, et sa dénaturation progressive sous les assauts de l’air du temps. Il montre ainsi comment la langue collective, objet d’une forme d’amour et de respect – même chez de grands anarchistes comme Georges Brassens, ou chez un rappeur comme MC Solaar – tend à devenir un simple objet utilitaire, méprisé, adapté, décliné dans une série d’idiomes façonnés par le jeunisme, la technique, la communication, les éclats de voix pas toujours musicaux, les « buzz » et les « pitch », en attendant l’écriture inclusive et autres détournements militants qui préfèrent ignorer la beauté d’une langue forgée par les siècles.
On pourra trouver que Delacomptée ressasse la complainte du pauvre français frappé par la décadence moderne. Mais comment ne pas lui donner raison quand il observe que « le degré de désintérêt envers le niveau de français atteint, après des siècles d’ambition esthétique passionnée, un seuil en dessous duquel tout peut s’écrire sans que se hausse le moindre sourcil » ? N’y a-t-il pas effectivement quelque chose de triste à voir comment le culte de la langue commune, transmise par l’école et la littérature, s’est transformé en indifférence à l’orthographe, la grammaire, au vocabulaire, devenus moins nécessaires encore depuis l’arrivée de ces appareils à commande vocale qui substituent le parlé à l’écrit ?
Dans nos provinces, l’essor du français fut indissociable d’un mouvement vers l’égalité
Particulièrement intéressantes, en ce sens, sont les pages dans lesquelles Delacomptée revient à l’histoire de cette langue qui fut, pour une bonne part, une fabrication volontaire. Il montre comment après la prolifération anarchique et superbe du français de la Renaissance, le poète Malherbe allait se charger « non pas d’étouffer l’énergie, mais de régler le trop-plein » en ciselant une véritable langue plus concentrée, plus claire, et réellement accessible à tous. Il souligne ainsi comment l’essor du français fut indissociable d’un mouvement vers l’égalité, mettant à la portée de chacun ce même instrument, au-delà des langues provinciales, des patois, des vocabulaires techniques ; et comment cet outil collectif allait se déployer dans quantité d’œuvres, en évoluant mais sans renier cette singularité aujourd’hui menacée par le double mouvement de la globalisation et de l’individualisme : on en trouve un reflet dans le roman français contemporain où chacun, désormais, croit prioritaire de s’inventer une langue au détriment de la langue collective, et où l’expression narcissique du sujet l’emporte sur les ressorts de la narration.
Sans doute ces questions soulevées par Delacomptée échappent-elles pour beaucoup à la volonté politique. Celle-ci n’est pas négligeable pour autant, et les chantiers seraient nombreux pour un Premier ministre à la fibre littéraire revendiquée… si l’on envisageait d’agir au moins comme au Québec : dans l’éducation nationale bien sûr, mais aussi en faisant respecter la loi Toubon sur le français comme langue de travail ; en mettant fin à l’invasion d’affichages en anglais, qu’il s’agisse de titres de film ou d’émission ; en invitant les radios et télévisions publiques à lutter contre les barbarismes et anglicismes à toutes les phrases, etc… Les chantiers sont innombrables, à condition que le français en finisse avec la détestation et la honte de soi, pour renouer avec l’ambition de nos glorieux ancêtres qui le façonnèrent.