L’histoire des Fralib de Gémenos est devenue, comme naguère celle des Conti, emblématique d’une résistance des salariés aux délocalisations de confort et autres licenciements boursiers. Dans l’usine de Gémenos, 182 personnes travaillaient à la fabrication des thés et infusions Eléphant et Lipton jusqu’à ce que le propriétaire, le groupe anglo-néerlandais Unilever, décide en septembre 2010, de fermer le site. La résistance s’organise aussitôt, et de manière assez ferme.
L’usine est occupée, les salariés n’acceptant pas la fin d’un outil productif viable et même rentable, comme l’a prouvé l’intersyndicale en présentant lors d’une conférence de presse en juillet 2011 les résultats d’une étude menée par un cabinet d’experts comptables indépendant. Le chiffre d’affaire annuel était de 53, 2 millions d’euros avec une marge nette de 47% et il apparaissait assez clairement que nous étions en présence d’un cas typique de dumping social, Unilever voulant délocaliser l’essentiel de la production de Gémenos sur un autre site, en Pologne, où les salaires sont, comme par hasard, quatre fois moins élevés.
Le changement de majorité a (un peu) rebattu les cartes et Montebourg est monté au créneau avec dans un premier temps plus de succès que pour PSA. Le projet des salariés, forts de près de 700 jours de mobilisation, a pris forme pour éviter la fermeture. Celle d’une Scop, une coopérative ouvrière, qui pourrait continuer la production, les locaux et les machines ayant été rachetés par la communauté urbaine de Marseille. Mieux encore, cette nouvelle structure, avec l’aide d’un ancien cadre supérieur de Lustucru qui met 15 millions d’Euros sur la table, pourrait même créer… 30 à 60 emplois de plus ! La belle histoire, pour l’instant, s’arrête là.
Si les Fralib de Gémenos sont prêts à se passer de la marque Lipton, ils exigent en revanche de continuer à commercialiser leur thé sous la marque Eléphant. Ils ont quelques arguments à faire valoir : le thé de l’Eléphant est né à Marseille, il y a cent vingt ans. Ils se proposent en plus de redonner tout son lustre à la marque en tournant le dos au calibrage du goût opéré par Unilever et comme le déclare Olivier Leberquier, responsable CGT sur le site, « on souhaite revenir à des achats de produits locaux, des arômes naturels, des plantes produites en Provence, tout ce qu’Unilever a abandonné », Unilever avait en effet pris l’habitude de chercher ses plantes en Europe de l’est, comme par hasard, alors qu’il y a encore dix ans, la verveine et la camomille venaient de la Provence et du Vaucluse.
Vous imaginez un peu ? Une coopérative autogestionnaire, des préoccupations écologiques et la possibilité de faire travailler des producteurs des environs ? On croirait à une utopie concrète d’économie solidaire, raisonnée, inventant un modèle de décroissance soutenable en fabriquant un thé plus naturel et dont l’empreinte carbone serait réduite.
Il ne faut pas rêver non plus. On est dans l’Europe de Bruxelles, où si vous dites que « l’émancipation des travailleurs peut être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », on montera votre bûcher devant l’immeuble de la Commission. C’est pourquoi monsieur Unilever en chef, Paul Polman, refuse de céder l’utilisation de la marque Eléphant et s’en explique dans une entretien au Figaro publié le 20 août : « Nous avons montré pendant deux ans une véritable ouverture au dialogue. Le plan social a été validé par les tribunaux, nous avons offert à tous les salariés la possibilité de travailler sur l’un de nos autres sites en France aux mêmes conditions et nous avons cédé pour un euro symbolique des machines. Je suis convaincu que nous sommes allés bien au delà de nos obligations légales, cela a coûté très cher. » Comme ça, c’est clair.
On pourrait commenter ce que Paul Polman, qui veut faire passer le gouvernement Hollande pour la Corée du Nord et qui menace en plus la France de réduire ses investissements sur d’autres sites, appelle une « véritable ouverture au dialogue ». Unilever a entre autres assigné 26 salariés devant le juge des référés au tribunal de grande instance de Marseille, à peine un mois après le début l’occupation, pour demander leur expulsion du site de Fralib, sans compter la suppression pure et simple des salaires des délégués CGT et CGC.
Non, ce qui nous intéresse, ici, c’est l’étrange privatisation d’un mot, Eléphant en l’occurrence. On me répondra que ce mot est une marque. Oui, mais il reste un mot, comme Orange. On pouvait penser que les mots appartenaient à tout le monde. On a bien entendu compris qu’il s’agissait là d’un enjeu marketing, mais on sait aussi que la tendance chez les maîtres du monde est à transformer tous les mots en marque, en propriété privée. Prenez Apple qui attaque tous azimuts l’utilisation du mot pomme. (Le Chirac de 1995 l’a échappé belle !)
En même temps, si l’on en est réduit à payer pour utiliser du vocabulaire, on ne saurait trop recommander aux Grecs d’aller vérifier le nombre de mots venus de chez eux et employés quotidiennement en France ou en Allemagne. Il n’y a pas qu’ouzo, olive et sirtaki comme on le pense trop souvent du côté du Bundestag. Mais des mots qui servent à penser, à conceptualiser et à théoriser.
Si à chaque fois que l’Europe employait des mots dont elle a si souvent besoin pour qualifier sa politique (mot grec) comme, au hasard, « pactole », « barbare », « économie », « hécatombe », « sismique » et « sophistique », le gouvernement grec lui présentait l’addition, je suis sûr qu’on s’arrangerait pour la dette. Ah, j’allais oublier : Eléphant aussi est d’origine grecque…
*Photo : marcovdz
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