Dans son Histoire de l’Algérie contemporaine, Pierre Vermeren brosse avec justesse le portrait d’un pays et d’un peuple abîmés à chaque étape de leur construction. Colonisations, terrorisme et corruption n’ont engendré que violences, luttes et souffrances.
Qu’attendre d’un livre qui se propose de raconter l’histoire de l’Algérie contemporaine, de l’ère ottomane jusqu’à la période actuelle ? Qu’il soit complet et synthétique pour que le lecteur se saisisse aisément du sujet. Qu’il couvre les événements survenus après 1962 parce que l’état actuel du pays dépend grandement des décisions prises après l’indépendance. Et qu’il apporte une vision équilibrée, ni de droite ni de gauche, ni pied-noir ni FLN, d’une histoire particulièrement vulnérable aux manipulations. Pierre Vermeren a réussi à accomplir ces trois missions, ce qui en soit est une gageure. Mieux encore, on sort de cette lecture avec une sympathie nouvelle pour l’Algérie, un pays qui a payé le prix fort pour entrer dans l’histoire au sens hégélien : imposer sa souveraineté, former un État-nation et fonder son unité nationale.
La sympathie émane de l’admiration pour les hommes et leurs luttes, mais aussi de la peine ressentie pour le sort du peuple algérien. Un peuple profondément abîmé à chaque étape de son histoire contemporaine, par ses colonisateurs (turcs et français) et par ses dirigeants autochtones qui le maltraitent à ce jour. Un peuple contraint de vivre sous la coupe d’un système politique toxique qui agit comme un poison mêlant corruption, clientélisme et répression. Un peuple passé de l’émir Abdelkader, grand homme d’État, habile et désintéressé, à Abdelatif Bouteflika, un narcisse passionné par lui-même et par la prospérité de son clan familial.
Entre les deux, deux cents ans de lutte et de souffrance.
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La violence joue un rôle fondamental dans l’histoire contemporaine de l’Algérie. Elle lui donne une certaine continuité et explique nombre de ses occasions ratées. Violence turque contre le peuple algérien des villes et les tribus des campagnes du temps de la Régence d’Alger. Violence française lors de la conquête et dans le quotidien de la colonie. Violence inouïe de la guerre de libération qui fut en réalité une guerre insurrectionnelle doublée d’une guerre civile entre musulmans. Violence de la révolution qui dévore ses enfants après 1962. Violence de la « décennie noire », la terrible guerre civile opposant les islamistes à l’État issu de la décolonisation.
À chaque épisode, un jet d’acide sur la délicate société politique et intellectuelle qui affleure à grand-peine dans une société où le savoir est une denrée rare. Durant la guerre de libération, les « meilleurs », c’est-à-dire les musulmans lettrés et sophistiqués, ont été décimés par la France et par le FLN, laissant leur place à des paysans transformés en tueurs. Et plus tard, lors du conflit entre les islamistes et l’armée, la bourgeoisie francophone et les cadres compétents ont fui le pays.
Autre ligne de force dégagée par Pierre Vermeren : la persistance de paradoxes dans l’histoire algérienne. Parmi eux, le caractère relativement invisible de la présence turque du temps de la Régence d’Alger (1521-1830). En effet, les Ottomans n’occupaient qu’une petite partie du territoire et déléguaient la gestion des immensités de l’intérieur à leurs alliés algériens, les fameuses tribus « makhzen ». Autre contradiction, celle-ci difficilement admissible après quarante ans de repentance coloniale : le peuple français ne s’est jamais intéressé à la colonisation de l’Algérie, au point qu’il s’est abstenu de la peupler, laissant les Espagnols, les Italiens et les Maltais s’y implanter à sa place, quitte à les naturaliser plus tard pour gonfler les chiffres des Français d’Algérie. Après l’indépendance, les autorités FLN se sont efforcées de copier les institutions françaises, à commencer par l’armée nationale populaire bâtie sur le moule de l’armée française et largement « peuplée » d’anciens soldats et officiers ayant servi sous le drapeau tricolore.
Tout au long du livre, l’on ressent le soin de ne pas écrire l’histoire de l’Algérie « en tant que Français », et encore moins en tant qu’Algérien. Il s’efforce de rester à mi-chemin, et parvient ainsi à briser le mur du politiquement correct sans cliver ni irriter. Il rappelle par exemple que l’Algérie a été une mauvaise affaire économique pour la métropole du début jusqu’à la fin de la colonisation, que l’armée française a été la seule institution qui ait intégré les musulmans d’Algérie, leur offrant une carrière et une dignité impossibles dans le monde civil. Vermeren précise également que les accords d’Évian n’ont pas été appliqués par la partie algérienne, sans que la France prenne de mesure de rétorsion. Bien au contraire, elle n’a eu de cesse d’aider financièrement le régime FLN durant les années 1960 et de lui offrir sa coopération technique.
Ce livre est une synthèse, il en a les défauts. On peut regretter ainsi qu’il ne s’attarde pas assez sur l’histoire des pieds-noirs et des juifs, ces autres « Algériens » sortis de l’histoire pour y faire entrer les Algériens musulmans. Il n’approfondit pas non plus la généalogie des mouvements salafistes qui ont failli prendre le pouvoir dans les années 1990. En revanche, il décrit admirablement les tenants et les aboutissants du Hirak, cette révolte populaire qui a éclaté en 2019 et qui a emporté la présidence Bouteflika. Tel un reporter de terrain de la grande époque du journalisme français, l’auteur restitue l’ambiance dans la rue algérienne et l’état d’esprit dans les cercles du pouvoir. Il conclut que la pandémie du Covid a été un cadeau du ciel au régime algérien, lui permettant de vider les rues des manifestants au prétexte de la santé publique.
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À la sympathie pour les Algériens s’ajoute la curiosité. Après avoir observé l’accouchement douloureux d’un État-nation, avec ses institutions, ses cadres et ses symboles, on se pose la question suivante : quand le peuple algérien entrera-t-il dans l’histoire, quand aura-t-il lui aussi droit de cité, quand sera-t-il pris en considération ?
On est en effet frappé par l’insensibilité des régimes successifs (turc, français, FLN) au sort des populations, qui sont toujours la dernière roue du carrosse. Il en va de même au Maroc et en Tunisie, même si cela se ressent moins car ces pays, dépourvus de ressources pétrolières, ont donc une excuse pour ne pas s’occuper des miséreux et des sans-dents.
En attendant le « moment des peuples », l’Algérie est une cocotte-minute qui bout à 700 km de Marseille. Que dis-je, elle bout dans chaque ville française dans les veines de sa volumineuse diaspora. Ainsi, soixante-dix ans après la décolonisation, la France n’a jamais été aussi proche de l’Algérie. Et la Méditerranée n’a jamais été aussi étroite.
Pierre Vermeren, Histoire de l’Algérie contemporaine – De la régence d’Alger au Hirak (XIXè-XXIème siècles), éd. Nouveau Monde, 2022, 400 pages, 22,90€.
Histoire de l'Algérie contemporaine: De la Régence d'Alger au Hirak (XIXe-XXIe siècles)
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