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Tous les fous ne deviennent pas des terroristes


Tous les fous ne deviennent pas des terroristes
Hommage aux victimes de l'attentat de Barcelone, août 2017. SIPA. 00818882_000003

Depuis Charlie, après plus de deux ans de débats, de lois, de postures politiques, d’état d’urgence, de manifestations « républicaines », et deux ans d’attentats, de morts, en France et ailleurs, l’union nationale, partout, et la résilience affichée font place à la mise à jour accélérée des cadres de pensée. De fait, il ne paraît plus possible de penser comme avant, quand il semblait ne rien se passer, alors que les prémices étaient là pour qui acceptait de les voir.

Un point central reste toujours obscur, bien qu’il soit fondamental pour la lutte contre ce fléau, et qu’il revienne avec insistance dans les commentaires et les échanges d’arguments : pourquoi ? Pourquoi, de leur point de vue, autant de jeunes hommes, se réclamant à la fois pour la plupart d’une filiation arabe et d’une foi musulmane décident-ils de commettre de telles monstruosités ? Isolés ou en bande organisée, avec ou sans armes à feu, avec ou sans revendication officielle de l’Etat islamique. Une épidémie de passages à l’acte barbares, cruels, inhumains. Au-delà même de la conduite « ordalique », adolescente, de défi, une ivresse de la violence, au prix de leur propre mort et de la douleur et la honte de leurs proches.

Un fanatisme soudain les aurait rendus fous?

Pourquoi ? Pourquoi, alors qu’il ne s’agit pas de sujets objectivement particulièrement malheureux, ou marginalisés, ou relégués dans la pauvreté et l’isolement social. Au contraire : on nous parle de jeunes insérés professionnellement, aimant la fête, la bonne vie, amicalement entourés et, toujours fraichement « radicalisés ». Avec cette question insistante : fous tout courts, ou fous de Dieu ? Lorsque l’on veut l’éluder, on dit psychopathe, ou « déséquilibré », (jadis on disait « forcené ») histoire de ne pas trancher. En somme, un fanatisme soudain (venu d’où ?) les aurait rendus fous. Mais fous comment ? Jusqu’à abolir leur discernement, ou seulement les « influencer » dans leurs choix de vie ? Mais influencer jusqu’où ?

Alors a surgi cette notion de « radicalisation ». Mais c’est quoi, au juste, la radicalisation, sinon une représentation destinée à masquer l’ignorance ? La radicalisation est-elle une aliénation, au sens psychiatrique du terme, c’est-à-dire une force interne qui abolirait le discernement, et pousserait le sujet à commettre des actes qui n’auraient pas de sens, y compris pour lui-même ? Ce ne semble pas être le cas. Ou procéderait-elle d’une force externe, exercée par des endoctrineurs habiles, manipulateurs, charismatiques ? Mais alors comment qualifier le processus de consentement des individus à cet endoctrinement ? Ou s’agirait-il simplement d’un engagement militant, choisi, mûri, accepté dans ses conséquences pour soi-même et les autres ? Que sait-on du degré de conscience des terroristes qui se jettent dans l’action avec cet apparent détachement, a priori incompréhensible lorsqu’il ne peut qu’être évident que la mort à très brève échéance est au bout du chemin ? Evoquer la « haine » apporte-t-il un début de réponse à la question ?  Et la haine de quoi, de qui ? De personnes ? D’un mode de vie ? De soi-même ? Faut-il relier ces conduites aux phénomènes connus depuis deux siècles en Asie sous le vocable d’Amok et invoqués quand on fait face à une sorte de folie furieuse passagère ? Mais alors, comment expliquer la préméditation ?

Que sait-on de leur vie intime, de leurs contenus de pensée, de leur subjectivité, au moment où ils préparent leur acte, dans le secret, puis au moment où ils l’accomplissent, en pleine lumière ? Quelle tonalité affective domine leur état d’esprit ? Qu’éprouvent-ils alors, en dehors de cette jouissance manifeste, sorte d’orgasme dans la jubilation de l’agir ? Rationnalisent-ils par anticipation leur acte ou sont-ils hors d’eux-mêmes ? Et quel poids leur foi religieuse, à supposer qu’ils en aient une qui constitue un motif de leurs actes, a-t-elle dans ce temps de l’action violente ?

Parler de « radicalisation » n’explique rien

A première vue, l’acte violent, barbare, criminel, exclut la dimension spirituelle, laquelle implique le doute, comme le fait dire Platon à Socrate dans son Gorgias, le pari conscient de la confiance à autrui, l’empathie, l’écoute et l’humilité, à l’opposé de cette recherche du triomphe du moi.[tooltips content=’« Psychiatrie et religion » D. Leguay. Encyclopédie Médico-chirurgicale. 2001′]1[/tooltips]  On l’admet plus volontiers aujourd’hui, mais certaines composantes de notre société ont longtemps soutenu le contraire, mettant en avant la religion en elle-même. Nous n’en sommes majoritairement plus là, ce qui montre que nous parcourons collectivement un chemin, et en même temps que nous ne sommes pas encore au bout.

Poursuivons-le donc. Constater, comme peuvent le faire criminologues, juges, policiers, experts psychiatres, anthropologues, sociologues, que le sujet passe par des étapes de transformation, de « radicalisation » ne dit pas pourquoi il le fait. La notion de « fragilité » de leur personnalité n’est qu’un habillage sémantique, une paraphrase, une illustration qui ne vaut pas explication à cette bascule du côté du crime, dont on aurait attendu soit qu’ils y résistent, soit que leur entourage en prenne conscience et les en empêche. Peut-on retenir l’idée d’un « caractère influençable » quand il ne s’illustre que dans une seule direction ?

Il faut bien l’avouer, on reste dans le mystère. On attend une explication objective. Mais peut-on objectiver, rationaliser la subjectivité ? Peut-on rationaliser le parcours de personnes dont la caractéristique principale et singulière est de vouloir échapper au flot commun, dont la révolte individuelle constitue la logique principale ? Dire, comme Hannah Arendt, que c’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal[tooltips content=’« Le système totalitaire » H. Arendt. Le Seuil, collection Points/Essais, 2005′]2[/tooltips], n’épuise pas la question : peut-on ne plus penser sans l’avoir un peu décidé ?

Toutes les personnes en mal-être ne deviennent pas des terroristes

En définitive, on est contraints d’explorer les marges, de se rabattre sur des notions telles que « l’effet d’entrainement », les problématiques d’identité, de reconnaissance d’une place dans la société, d’accès à un rôle social, de recherche des « racines »… toutes notions compréhensibles, pesant leur poids, mais en quelles proportions ? Penser que ces déterminants collectifs pourraient en venir à dissoudre le sujet n’est-il pas faire bien peu de cas de cette inextinguible étincelle de singularité qui persiste en chacun ? Toutes les personnes en mal-être ne deviennent pas des terroristes. Ni des martyrs enthousiastes d’une cause perdue d’avance et dépourvue de sens. Ce qui fait la différence est le consentement du sujet à l’expression de la violence qui est en lui.

Car il y a « autre chose », qui ressort de plus en plus des travaux psychopathologiques, et que l’on peut proposer de formuler ainsi : la violence est une dimension comportementale archaïque, pulsionnelle, qui n’a que peu à voir avec les représentations signifiantes invoquées par leur auteur pour la légitimer (même si eux-mêmes croient, ou veulent croire au rapport qui les lieraient). Ainsi, chaque fois que l’on tente de « comprendre », de rationaliser, d’explorer les logiques supposées à l’œuvre on s’égare, car il n’y a rien à comprendre, à articuler. La violence est inarticulable. Elle n’est même pas toujours utilitariste, intéressée, puisqu’elle peut aller jusqu’au suicide. Elle est là, et c’est tout. Et si l’on voit les choses ainsi, on comprend mieux, du coup, pourquoi l’on passe de prétexte en prétexte pour tenter d’en découvrir l’ultime, pourquoi aucun d’entre eux ne tient, pourquoi les criminels affectionnent particulièrement la religion pour justifier leur conduite, parce qu’elle véhicule un dogme indiscutable, la foi affichée faisant paravent à la mise en cause. La religion utilisée pour protéger et couvrir l’arbitraire. La religion comme exception à la mutualité de l’échange humain pour justifier de s’en exclure.

On comprend symétriquement pourquoi la société, les intellectuels, les spécialistes des sciences humaines cherchent quand même et toujours à exhumer une logique, et sont tentés de la trouver dans la pathologie psychique, c’est-à-dire encore dans un champ externe à ce qui, avec le partage du sens, caractérise l’humain. Or les travaux les plus récents de physiopathologie, impliquant le fonctionnement des neuromédiateurs, et utilisant l’imagerie cérébrale, montrent de façon de plus en plus claire que la violence n’est pas liée à une pathologie psychique caractérisée, mais qu’elle peut les accompagner toutes, ou au contraire être absente du tableau.

La violence n’est pas la réaction légitime des exclus de la société

Mais si la violence (gratuite) est sans cause liée au contexte, comment la prévenir ? C’est la question essentielle, autour de laquelle le débat tourne depuis maintenant des années.

La violence est sans cause mais n’est pas sans parade. Pragmatiquement, on peut dire que la violence s’exprime dans les situations de déchainement, d’échappement au contrôle, qu’ils viennent d’une cause externe (consommation de substances psychoactives, surcroît hormonal, maladie psychique affectant le contrôle des émotions, dynamique collective – un conflit armé, une idéologie, un état totalitaire-,…) ou qu’ils viennent de l’absence de travail civilisationnel et éducatif, ou encore d’un parti pris individuel d’inscription imaginaire dans le champ de la transgression ou de la perversion, ce qui pourrait être simplement qualifié d’inclination au mal (inclination, car ce n’est jamais une occupation à plein temps : même les malfaiteurs sont capables de bonté, voire de regrets). Pragmatiquement, sa prévention passera donc par une politique de prévention de ces opportunités de déchainement.

Comment ? Par le repérage des candidats à la violence, et le désamorçage des stratégies psychiques qu’ils utilisent pour la couvrir. Par le désarmement idéologique, et surtout par la prise de conscience, l’appropriation par le corps social, sans faux-fuyant, des réalités, longtemps masquées par le discours bien-pensant, depuis trente ans dénoncé par Pascal Bruckner[tooltips content=’« Le sanglot de l’homme blanc : Tiers-monde, culpabilité, haine de soi » Le Seuil, 1983′]3[/tooltips] : non, la violence (quand elle veut faire mal), n’est pas la réaction légitime des exclus de la société.

Il faut donc voir les réalités en face : Il n’est sans doute pas vraiment utile de mobiliser des milliers d’agents de sécurité en permanence pour prévenir des attaques dans tous les établissements recevant du public, quand il faudrait d’abord s’intéresser aux personnes susceptibles de les commettre, qui, de toutes façons, peuvent frapper indistinctement partout, et évidemment prioritairement là où elles n’en seront pas empêchées. Il est certainement et en revanche urgent d’élaborer un corpus clinique des personnalités violentes et des signes qui vont caractériser chez elles la menace et l’imminence du passage à l’acte, improprement évoqués sous le terme de « radicalisation ». Il est également urgent de susciter le développement d’une connaissance de ces éléments par la population générale, qui doit maintenant se résoudre à élever son niveau de vigilance au quotidien, sa sensibilité aux autres, sa capacité à repérer les trajectoires périlleuses, les « décrochages » sociaux, les prises de distance hostiles, les isolements volontaires et suspects. Et qui doit aussi apprendre à partager spontanément et largement ses observations, au premier chef avec les responsables des communautés civiles, et les forces de l’ordre. Ne nous leurrons pas, une révolution culturelle. Une entreprise de longue haleine. Mais un changement sociétal nécessaire.

Protéger ne suffit pas

Bien sûr, il faut continuer à protéger les manifestations emblématiques (grandes manifestations sportives, ou symbolisant la République, ou la tradition chrétienne) dans leurs aspects ostensibles, mais il faut d’abord et surtout mettre les moyens là où ils seront productifs et utiles. La mise en œuvre de cette stratégie passe par le renouveau de la mixité, de la diversité sociale des quartiers, la réinstauration des liens sociaux de proximité qui ne devraient plus trouver la fréquentation des mosquées comme seule traduction concrète. Si l’on se connaissait mieux, si se développait dans la cité cette sorte de solidarité de proximité, cette connaissance de son voisin, si l’on se demandait plus globalement comment lutter contre l’anomie, au sens de Durkheim[tooltips content=’« Le suicide » P.U.F, Paris, 2007′]4[/tooltips], qui menace notre société, si l’on en faisait un véritable projet politique, c’est après tout la saison, et cela sans peur d’aller à contre-courant (et d’ailleurs est-ce si sûr ?), on ferait un pas en avant.

Toutes ces orientations sont déjà engagées. Mais il ne suffit pas de faire : il faut savoir ce qu’on fait et pourquoi on le fait. Car, pour paraphraser Camus, bien nommer les choses, ce sera faire reculer le malheur du monde. Il faut avoir les idées claires, écarter les débats subalternes et polémiques, qui ne font que brouiller et ralentir notre mobilisation collective, faire taire les utilisations politiques et les exploitations démagogiques, cibler davantage et plus précisément les facteurs de risque.

Ce n’est qu’à ce prix, et consciente des dangers, que notre société pourra évoluer vers plus de paix et de sécurité.

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