Cette « semaine sanglante » au printemps de 1947, connue sous l’abréviation « 2-28 » (pour 28 février), et la terreur blanche qui s’ensuivit pendant une quinzaine d’années, explique – en grande partie – la résistance d’une majorité de la population de Taïwan face au KMT et, par voie de conséquence, plus que de la réticence – le mot serait trop faible – à l’égard de la Chine (avec laquelle le KMT dirigé par Ma YingJeou [馬英九] a monté en hâte dans les derniers mois de sa mandature une sort de projet d’unification à grande allure qui a incité l’électorat à donner la préférence au Democratic progressive party de Tsai YingWen).
Peut-on ainsi rapprocher, comme je le fais dans le paragraphe ci-dessus, des événements sanglants vieux de plus de 70 ans (presqu’un siècle) avec des détails électoraux récents, débattus, contestables mais pacifiques ? Les observateurs peuvent en douter. Les électeurs, eux, n’ont pas hésité et ils ont tranché. Ma ne voulait pas seulement partager un prix Nobel de la paix avec Xi JinPing [習近平] pour une réconciliation affichée impliquant une unification à moyen terme : il a été saisi par une frénésie de rapprochements avec le vieil ennemi communiste qui dépasse l’entendement, compte tenu de ce qu’est – encore et toujours – le régime chinois maoïste. C’est donc lui, Ma YingJeou, le principal responsable de l’élection de Tsai YingWen, présidente du DPP, à la présidence de la République en janvier 2016. Je simplifie, mais à peine.
Le DPP, je l’ai déjà mentionné dans ce blog, n’a pas les idées claires sur plein de sujets et les électeurs ont sans doute « acheté un chat dans un sac » (même si Tsai YingWen tient le sien dans ses bras sur la charmante photo que j’ai déjà montrée). Le DPP est un parti plus que confus sur les questions énergétiques, et plein d’autres sujets, mais sa plateforme unifiant ses courants qui sont en bisbille, c’est de ne pas abandonner Taïwan aux communistes chinois, même post-maoïstes. C’est un dénominateur commun, un socle mental, qui est salutaire.
A Taïwan même, deux urgences doivent être mise en œuvre, sur lesquels le gouvernement de Tsai YingWen sera très vite jugé :
– la dévolution de ce ce qui reste des actifs du KMT (qui fut le parti le plus riche du monde, dans de contestables conditions),
– la mise en place de mécanismes de réconciliation, comme en Afrique du Sud avec son programme « justice & vérité » : une « justice de transition non-judiciaire (sans inculpation ni procès) mais qui œuvre comme une sorte de catharsis vers cette réconciliation.
En Afrique du Sud, l’apartheid et ses crimes étaient récents. A Taïwan les cicatrices sont plus anciennes. L’exercice n’est pas simple mais, s’il est réussi, il peut créer une véritable communauté nationale autour de ce consensus.
Je ne sais pas comment l’expliquer mais Formose est une « île heureuse », tellement différente de la Chine continentale dans le détail quotidien des rapports sociaux (et même sans ces tensions multiples que je discerne dans la vie quotidienne en France). Ce qui peut inquiéter, pourtant, ce sont les soubresauts de la mise en place des musées du 2-28 à Taïwan. A Taipei il y en a déjà deux. Dans un parc public, le premier fut créé par la municipalité dans les locaux d’une ancienne station de radio japonaise. Le second, par l’Etat, a un statut national, dans un bâtiment de l’époque coloniale japonaise qui servit un temps de siège aux services culturels et d’information de l’ambassade américaine. La gestion de ces musées par les bureaucraties qui se succèdent au gré des élections, les explications données aux écoliers qui sont amenés en visite, sont et seront fondamentales pour ce consensus national.
Revenons un peu en arrière et prenons un peu de hauteur.
Les massacres sont une constante historique, dans le monde entier, à toutes époques : La Shoah sous les nazis, le génocide arménien par la Turquie ; sans oublier le populicide vendéen sous la révolution française (dénoncé par Babeuf) ; le massacre d’un cinquième des Cambodgiens par les Khmers maoïstes ; et tant d’autres tueries massives, en tout temps et tous lieux, en Ukraine, au Rwanda, dans les Balkans, etc.
En Chine (mais les Taïwanais sidérés en ont été également marqués, ayant suivi les chars d’assaut et les tirs à la télévision, en direct) le plus récent massacre (modeste, « seulement » quelques deux ou trois mille victimes) est celui ordonné par Deng XiaoPing en juin 1989 pour disperser les pacifiques manifestations étudiantes de la place TianAnMen.
La justification que les partisans de Deng XiaoPing avanceront c’est qu’il fallait éviter un retour (pourtant bien peu probable) aux violences de la « révolution culturelle » qui firent sans doute près de quatre millions de morts. Les massacres de la «révo.cul.» (comme on dit en France, de manière claire et nette mais intraduisible en chinois) ont commencé par le meurtre systématique de près de de deux mille enseignants des lycées de Pékin (par leurs élèves) en août 1969 sur ordre de Mme Mao et de son mari, le « grand timonier » (cf. sous-titré en français le film Ne pleurez pas sur mon cadavre de mon ami Hu Jie, sur Dailymotion). La Chine ne s’est pas réconciliée avec ce passé récent sanglant. Bourreaux et victimes sont toujours inextricablement mêlés. La momie de Mao n’a pas encore été incinérée, même si son épouse s’est pendue dans sa cellule de condamnée à mort avec sursis.
Ces exterminations à travers le monde et à travers l’histoire sont peu et mal expliquées dans les manuels scolaires à Taïwan (et sans doute en France, je n’ai pas été vérifier). Mais, à Taïwan, il y a un massacre qui pendant longtemps a été moins raconté et moins expliqué que tout autre, mais que personne n’ignore, c’est celui du printemps 1947 (5 000 morts sans doute) dans l’île de Formose et qui s’est poursuivi par une « terreur blanche » qui fera sans doute cinq mille victimes de plus jusque vers 1960. A la louche, on peut parler de 20 000 victimes sur quinze années.
Un homme et un livre sont fondamentaux pour comprendre le déroulement de ce crime de masse, de son déclenchement de sa poursuite organisée : George Kerr, auteur de Formose trahie.
George Kerr, fonctionnaire américain qui a assisté ex officio à la reddition des Japonais, connaît bien Taïwan depuis de longues années. Il va assister aux massacres et il en rend compte scrupuleusement de manière détaillée. Ce livre de Kerr est difficile à parcourir de fond en comble, mais je souhaite vraiment que mon compte-rendu ne serve pas d’alibi à mes lecteurs pour s’épargner de le lire, comme c’est souvent le cas après une recension. Je ne vais donc pas raconter ici l’essentiel. Ce serait d’ailleurs difficile car l’ouvrage compte plus de 500 pages. Mais je promets à ceux qui le liront qu’ils auront une réelle satisfaction intellectuelle et historique, et pas seulement celle d’un devoir accompli.
Le 28 février 1947, c’est la date de l’incident initial, à un carrefour où aujourd’hui se tient l’un des multiples sympathiques marchés de nuit de Taipei dans le vieux quartier de TaTaoCheng [大稻程]. Une pauvre veuve qui vend avec ses deux gosses des cigarettes de contrebande est malmenée par deux inspecteurs du Monopole des tabacs. La foule gronde. Les inspecteurs du Monopole tirent dans le tas. Un mort. Depuis 1945, la « rétrocession » de Formose à la Chine se passe mal. La soldatesque sous les ordres du général Chen Yi [陳儀] qui reçu la reddition des troupes japonaises, commet de nombreuses exactions. Chen est le chef de la province et de la garnison envoyée par le KMT. Corruption, brutalités de toutes sortes ont déjà cassé l’enthousiasme initial de la population taïwanaise. Les manifestations s’organisent pour protester après l’incident de la vendeuse de cigarettes devant le salon de thé « Le Cheval ailé » [天馬茶房] et le meurtre d’un des témoins.
Je propose que vous lisiez la suite dans Kerr. Cela en vaut la peine. George Kerr est mort à Hawaï en 1992. Aucun historien français n’est allé à sa rencontre – semble-t-il – pour un entretien dans une revue d’histoire. Dommage.
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