Toute ma vie j’ai rêvé d’être un chanteur de rock. Jamais un batteur. Le batteur, s’il n’est que batteur, reste à mes oreilles le plus interchangeable des membres d’un groupe[1. Pardon aux lecteurs-batteurs.]. La seule personne irremplaçable en matière de musique, c’est évidemment le compositeur, et éventuellement le parolier – qu’il s’agisse de rock ou de baroque, de Monteverdi ou de Ron Maël[2. Auteur-compositeur de Sparks, le meilleur groupe du monde since 1972 (maison sérieuse)].
Mais voilà, Keith Moon était tout sauf rien qu’un batteur. S’il frappait sur ses peaux comme un sourd, c’est sans doute qu’il aurait pu continuer même sourd comme un Beethoven – voire aussi muet et aveugle, comme le Pinball wizard [3. Héros de l’opéra rock Tommy, pour les incultes.]. C’est même pour ça qu’il était non pas l’âme des Who, mais son double extraverti.
L’âme bien sûr c’est Pete Townshend, auteur-compositeur-interprète du groupe qu’il a – et qui l’a – élevé au-dessus de lui-même. Pas de Who sans Pete, ses grands bras à moulinets, ses ailes d’albatros et son univers de Peter Pan.
Mais il avait besoin de Keith Moon comme sparring-partner, tant leurs fêlures étaient complémentaires. Tel n’était pas le cas avec le chanteur Daltrey (le blond péroxydé aux-tablettes-de-chocolat), ni même avec le bassiste John Entwistle (mort-vivant bien avant son décès, et visiblement heureux de l’être).
Est-ce par hasard, comme disait l’autre, si le dernier album des Who dignes de ce nom (Who are you, 1978) fut aussi le dernier auquel Keith ait participé ?
En vérité, le Fool Moon, « parrain du punk » selon Alice Cooper, n’aurait jamais pu être le leader de quoi que ce soit. Il fuyait assez raisonnablement les responsabilités, conscient de ne pouvoir en assumer aucune (surtout sur le long terme).
Townshend lui-même avait dès l’origine laissé la vedette à Daltrey pour des raisons, disons, « complexes ». Plus précisément, un double complexe d’infériorité externe et de supériorité interne, du genre plutôt dur à gérer : en haut de l’échelle, mais légèrement à côté…
Ensemble, ces deux mecs génialement bancals faisaient tenir debout les Who et leur légende. En perdant son pote, Pete n’a sans doute pas perdu son talent ; mais peut-être sa « volonté de vouloir » comme disait Jankélévitch – qui n’a pas dit que des conneries.
Récemment, la chaîne Discovery a consacré à Keith Moon un bon doc, où l’on comprenait l’essentiel du personnage à travers « ses dernières heures ». Sa mort prématurée (32 ans seulement, plus fort que le président Jésus[4. Mutatis mutandis.] !) était inscrite dans sa vie : ce mec refusait de grandir.
A l’âge de la « comédie sociale » et de la « tragédie sexuelle[5. Comme René Girard définit joliment l’âge adulte.] », ses distractions favorites étaient restées celles d’un potache fêlé : exiger un waterbed géant dans sa chambre d’hôtel, pour le crever aussitôt à coups de couteau ; foncer dans une piscine au volant de sa Rolls[6. En fait une Lincoln, selon d’autres sources.] ; goûter un somnifère pour chevaux juste avant de monter sur scène, quitte à en tomber K.O. au beau milieu d’un solo…
Mais c’est aussi ça, c’est surtout ça, l’esprit rock ! « When I see the price that you pay / I don’t want to grow up », chantaient les Ramones, avant de le prouver en mourant l’un après l’autre sans être jamais passés par la case « adulte ».
A cet égard, un regret : le documentaire ne donne pas la parole aux deux survivants des Who. Ont-ils refusé, et pourquoi ? L’histoire ne le dit pas. A défaut, c’est la dernière petite amie de Keith, Annette Walter Wax (par ailleurs bien conservée) qui parle le mieux de lui.
Elle raconte comment il se détruisait consciencieusement en mélangeant drogues, alcools et… médicaments de sevrage anti-alcoolique[7. Ainsi a-t-on retrouvé dans son organisme, entre autres, 32 pilules d’Héminévrine (un genre d’Espéral du XXe siècle, pour les amateurs).].
Elle raconte même pourquoi : sa grande crainte, c’est que « s’il avait été sobre, ses amis l’auraient trouvé ennuyeux ».
Et puis il y avait son « péché originel » à lui, qu’il ne se pardonnait toujours pas malgré les années, la police, la justice et une psychothérapie carabinée : « Il se sentait coupable de la mort d’un ami qu’il avait écrasé par erreur en fuyant une bagarre avec des skinheads. »
Bref, résume le doc, s’il n’aimait que « faire la fête », c’est que « personne n’a jamais pu le convaincre que tout allait bien ».
Après, bien sûr, il y a ses médecins qui nous révèlent avoir décelé chez lui « de graves troubles de l’attention avec hyperactivité ». Tu m’étonnes ! Ce mec-là ne pouvait survivre qu’en s’étourdissant en permanence par tous les moyens, même létaux.
« Voilà pourquoi votre fille est muette » – et notre batteur mort. Mais au-delà de Molière et de ses Diafoirus, je tiens que Keith Moon souffrait d’un malaise ontologique qui, finalement, se résume assez bien dans l’expression « What the fuck ? »
On est loin ici des pseudo-révolutions à la Clash ou à la con. Je diagnostiquerais plus volontiers chez Moon une « rebel attitude » foncièrement personnelle, donc rétive à tout embrigadement. N’était-ce pas d’ailleurs la marque de fabrique des Who ?
Comme me le révélait récemment l’ami Marc Cohen, pour mon plus grand bonheur, le très conservateur magazine américain National Review a eu l’amusante idée d’établir le Top 50 des chansons les plus réacs de l’histoire du rock. Numéro 1, devinez quoi ? Won’t get fooled again[9. La meilleure chanson du meilleur album du meilleur groupe de rock du meilleur XXe siècle.]. En gros, « on ne se fera plus niquer ». Tout un programme !
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