Pour les uns, c’est grâce aux fonctionnaires que la France est un pays où il fait bon vivre. Pour les autres, ils nous mènent à notre perte à force de bureaucratie, de paresse et de privilèges. Et si on arrêtait de voir les fonctionnaires comme un remède à tout et qu’on apprenait à s’administrer la bonne dose d’administration ?
Ils auront essayé. Au moment où nous bouclons, on ne sait pas si Michel Barnier et son ministre de la Fonction publique Guillaume Kasbarian réussiront à inscrire au budget les 5 milliards d’économies annoncées le 27 octobre – et qui sont des efforts demandés aux fonctionnaires. À vrai dire, nous ne savons pas s’il y aura encore un gouvernement au moment où vous lirez ce numéro.
Elisabeth Lévy présente notre grand dossier du mois
On devrait pouvoir discuter au cas par cas des mesures proposées. Benjamin Amar et Henri Guaino ont d’excellents arguments pour justifier la différence de régime public/privé en matière de retraite ; Stéphane Germain et Benoît Perrin, de tout aussi excellents pour la récuser. Après tout, le statut de la Fonction publique repose sur un contrat entre la nation et ses fonctionnaires : chargés de mettre en œuvre l’intérêt général, ils bénéficient de protections dérogatoires – à commencer par la garantie de l’emploi. Il n’est pas scandaleux de se demander si la contribution des deux parties est équitable et si les dérogations sont toutes légitimes (les différences de revenu justifient-elles encore tous les avantages ?).
Seulement à peine envisage-t-on de toucher à une virgule du statut de la Fonction Publique (ou de l’interminable liste de ce que les syndicats appellent avantages acquis et certains Français, des privilèges) qu’on a droit un interminable chœur de pleureuses outragées et drama queens indignées, prélude à des manifestations de plus en plus faiblardes, mais qui enquiquinent tout le monde. « Brutalité inouïe », gémit je ne sais plus qui. Comment, nous qui tenons le pays, qui sommes au service des autres, tout ça pour une misère, vous voulez notre mort ? À entendre certains syndicalistes, la population est portée à bout de bras par une armée de bons samaritains. Comme dans les pubs de la MAIF où les infirmières ne sont jamais revêches. Épargnés par la progression de l’individualisme comme la France par le nuage de Tchernobyl, ils n’ont pas d’intérêts puisqu’ils défendent les vôtres. Dans ce dispositif mythologique, toucher au jour de carence, c’est s’en prendre à la République. Sauf que c’est souvent le corporatisme qui avance sous le masque du bien commun.
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Quoi qu’on pense de ce rêve libéral, les faits sont têtus, les chiffres aussi. Tout le monde ou presque admet qu’il faut faire des économies budgétaires substantielles. La rémunération des personnels représentant un quart des dépenses de l’État, on ne voit pas comment on la sanctuariserait. Ni pourquoi. Cela ne signifie pas que les fonctionnaires sont responsables de tous nos maux, ni qu’ils ne sont jamais responsables de rien, mais qu’ils doivent contribuer à l’effort collectif. Tant que le FMI n’est pas à Bercy, personne ne propose de réduire leur traitement – d’autant qu’en quelques décennies, beaucoup ont connu, comme les salariés du privé, un déclassement significatif. La seule variable possible, ce sont les effectifs. Sauf à prétendre que les 5 millions d’agents publics ont tous une indiscutable utilité sociale, ce que démentent des centaines de rapports et l’expérience concrète de tout citoyen.
Services de contrôle et d’administration pléthoriques
Certes, la caricature qui dépeint les fonctionnaires en tire-au-flanc subventionnés et ronds-de-cuir obtus est aussi fausse que l’image pieuse. On connaît tous des profs qui ne lâchent pas, des aides-soignantes dévouées, des policiers qui ne voient jamais leur famille. Et même des énarques qui tiennent la boutique sans compter leurs heures – ce qu’on appelait autrefois des grands commis de l’État. On connaît aussi des profs qui font de l’endoctrinement propalestinien (et des fautes d’orthographe), des bureaucrates qui se font les ongles, des guichetiers qui ferment à 17 h 00 au nez d’une mère qui poirote depuis deux heures – revenez demain. Notez, il y a de moins en moins de guichets. Mais toujours autant de postes. Alors, c’est peut-être mesquin, mais les Français font leurs comptes : quel service pour quel coût ? Et ils ont du mal à avaler la fable du manque de moyens, inoxydable mantra des syndicats.
Les fonctionnaires, ça n’existe pas. Il y a sans doute parmi eux la même proportion de feignants et de travailleurs que dans le reste de la société. Pierre Vermeren démontre que le problème, ce ne sont pas les individus mais le système qui les fabrique, les organise, les commande. Si dans ce service d’un rectorat, les agents regardent des séries à partir du mercredi, ce n’est pas par paresse, c’est parce qu’il n’y a pas de boulot mais que les postes sont budgétés.
À l’évidence, ce n’est pas dans les effectifs de terrain – professeurs, policiers, infirmières – que se situent les gisements d’emplois inutiles, mais dans la territoriale et dans les pléthoriques services de contrôle et d’administration. À l’exception de celles qui ont donné des pouvoirs aux maires, les lois de décentralisation n’ont pas rendu le pouvoir aux citoyens, elles ont multiplié les centres de décision et les bureaucraties afférentes favorisant un clientélisme qui n’est pas seulement le fruit du cynisme électoral. Comme le raconte Gil Mihaely, dans une petite ville, l’emploi public fait souvent office de service social. On pourrait aussi évoquer ces pléthoriques services culturels clonés quatre ou cinq fois parce que toute collectivité digne de ce nom doit disposer d’une direction du spectacle vivant.
Or, tout emploi public devient un droit acquis. Si l’agent concerné ne répond plus aux besoins, on crée un autre poste qui devient à son tour un droit acquis. Résultat, l’administration (au sens large) fonctionne comme une entité autonome qui grossit par auto-engendrement sans que personne puisse enrayer le processus. Au cours de la même période, le nombre d’agriculteurs a été divisé par quatre et celui des fonctionnaires du ministère de l’Agriculture, multiplié par trois.
Ce n’est pas seulement la logique interne de l’institution qui est en cause, mais les exigences d’une société procédurière rongée par la défiance. Nous voulons des protections, des garanties, des normes, des obligations contractuelles, des droits opposables. Si j’ai le droit de savoir ce qu’il y a dans mon assiette, il faut des armées de « petits hommes gris », comme dit Pascal Praud, pour édicter normes, nomenclatures et procédures, et des bataillons d’agents pour vérifier leur mise en œuvre, contrôler les vérifications, surveiller les processus, ouvrir les parapluies. Pour réformer en profondeur la machinerie qui gouverne la France, il faudrait commencer par débureaucratiser les esprits. Et pas seulement ceux des fonctionnaires.