Il y a quelques années, on votait FN en loucedé, bien planqué dans l’isoloir, et on ne s’en vantait pas à la machine à café – qui se proclamerait tranquillement nazi ? Si on observe la réalité à travers les lunettes médiatiques, on peut penser que rien n’a changé. Tel père, telle fille, répètent inlassablement les journalistes. Ils ne savent pas que, des électeurs du FN, ils en croisent tous les jours, peut-être même parmi leurs copains, qui sont totalement étrangers à l’histoire et aux démons de l’extrême droite. Ni que dans nos belles provinces des citoyens parfaitement respectables portent sans complexe les couleurs de Marine. On entend même des bobos parisiens commenter la dernière prestation télé de la fille Le Pen, sans les mines outragées et étranglements de rigueur. Ou des gens très bien – lecteurs de Télérama et électeurs de gauche – dire à table qu’il faudrait « rouvrir Cayenne » pour y envoyer nos islamistes « casser des cailloux à vie ».
Tout occupés qu’ils sont à traquer les intentions fascistes, les amitiés douteuses, les arrière-pensées racistes – sans oublier les déclarations bien réelles et parfaitement dégoûtantes d’une vingtaine de candidats promptement éjectés –, les médias sont aveugles à l’essentiel : la montée en puissance électorale et la conquête de mandats électifs s’accompagnent presque mécaniquement d’une normalisation culturelle. Si le FN réalise des scores de notable, c’est parce qu’il donne de nombreux signes de notabilisation.[access capability= »lire_inedits »]
Après les attentats de janvier, MLP n’a pas parlé de bateaux pleins de Kouachi en puissance déferlant sur nos côtes. Elle a préventivement exprimé son « refus des amalgames », comme n’importe quelle représentante du « Système » : « Personne ne souhaite qu’une confusion soit effectuée entre nos compatriotes musulmans attachés à notre nation et à ses valeurs, et ceux qui croient pouvoir tuer au nom de l’islam. » À l’exception de la mention de crimes commis « au nom de l’islam », ces mots auraient pu être prononcés par Hollande, Valls ou Juppé.
On est loin des années 1980, quand les militants FN tendance GUD recouvraient les « Touche pas à mon pote » de SOS Racisme d’autocollants représentant des femmes voilées sur un tapis volant, sous le slogan « Mettez les voiles ! », ou des badges « Bon voyage mon pote ! ». Depuis quelques mois, sur ces « sujets qui fâchent », on dirait que la consigne est d’être « irréprochable », comme dirait Cukierman. Une sortie antisémite de trop, et Jean-Marie Le Pen a été prié d’aller tenir son journal ailleurs que sur le site internet du Front. Ces temps-ci, une blague raciste ou un tweet moisi d’un candidat, et c’est la reconduite immédiate à la frontière du Front. Le camp antifasciste ne s’en laisse pas conter. La modération du discours, la main tendue à « nos compatriotes musulmans », le souci d’échapper au soupçon de racisme sont autant de ruses pour acquérir une respectabilité de façade. Les vrais « fachos », ou ceux qui s’en rapprochent le plus, croient au contraire que, derrière la façade, c’est la maison entière qui devient respectable, bien trop à leur goût. Pour tout dire, le Front de Marine, ils le trouvent un peu « mou du genou ». Pour les « historiques », héritiers directs de la vieille extrême droite et de l’antisémitisme qui va avec, le plus fâcheux, c’est de ne plus avoir le droit de faire des blagues sur les juifs. Mais qu’ils appartiennent à la mouvance identitaire ou nationaliste, ou encore à la branche qu’on appellera « laïcarde », les « jusqu’au-frontistes » partagent une même obsession de l’islam, érigé en ennemi prioritaire. Ce n’est pas l’islamophobie du nouveau FN qui les inquiète mais les germes de « soumission » qu’ils croient déjà détecter en son sein.
Certes, en l’absence de tout autre débouché politique, ces orphelins du FN de papa restent un marché électoral captif pour celui de la fille. Il n’en est pas moins intéressant de comprendre ce qui se trame dans cette nébuleuse disparate située à la droite du Front. C’est ainsi que, le 15 mars, je décide d’assister aux « Assises de la liberté d’expression », organisées par les associations Riposte laïque et Résistance républicaine à Rungis, dans la banlieue sud de Paris, les organisateurs ayant essuyé plusieurs refus dans la capitale.
Devant l’entrée de la salle, passablement sinistre, trois costauds en bombers chargés de la sécurité rigolent. À l’intérieur, je suis vite plongé dans l’ambiance. « Nous ne voulons pas de ces cochons salafistes !, hurle en allemand la jeune Mélanie Dittmer, le poing levé. Nous devons nous soulever ! Nous sommes le peuple. » La sono sature légèrement, tandis qu’un speaker traduit l’appel à l’insurrection de la responsable de Pegida. Des applaudissements parcourent les rangées de cheveux gris. Question look, ce n’est pas exactement la fashion week. Sur les murs, deux grandes banderoles se répondent : « Union des patriotes » d’un côté et, de l’autre, « Le fascisme islamiste ne passera pas ». J’entre dans un local identifié par une pancarte « Apéro saucisson pinard ». Le vin sort de Cubitainers et le saucisson d’une charcuterie industrielle, mais il n’y a pas que la nourriture dans la vie, et les symboles ? Une quinqua de chez Radio Courtoisie confie, la bouche pleine : « On est lucides sur Marine, mais on vote pour le Front quand même, parce qu’on n’a pas le choix, il n’y a rien d’autre. »
Ici, la défense de la liberté d’expression a un caractère monomaniaque : la seule liberté dont il est question, c’est celle de dire qu’il faut bouter l’islam hors de nos frontières. Après la première intervention intitulée, tout en nuances, « La militante musulmane à l’assaut de la France », Christine Tasin, la présidente de Riposte laïque, appelle sobrement à « se battre contre le système de la dhimmitude pour préserver la liberté d’expression ». « Nous ne sommes pas des emburkinées », s’écrie cette femme qui se dit toujours « de gauche », alors que ce seul mot semble susciter le dégoût, la colère ou l’effroi de la majorité de l’assistance. Enfin, l’invité le plus illustre monte sur scène, encouragé par une assistance enthousiaste. Renaud Camus a écrit un faux conte pour enfant dans lequel « un petit Dieu cruel » nommé « Padamalgam », est vénéré par tous bien qu’il ait permis le débarquement massif d’« envahisseurs » lancés à « la conquête » du continent Øropa (prononcer Europa).
Ici, le Le Pen qu’on aime, c’est le père. Il figure en couverture de la brochure promotionnelle de « TV Libertés », où le Vieux « peut enfin s’exprimer librement », et où Alain de Benoist anime une émission. Créée en 2014 par Philippe Milliau, un HEC de la même promo que DSK, « TV Libertés » se présente comme « la première chaîne de réinformation de France ». Issu de la Nouvelle Droite, longtemps proche de Dominique Venner, Milliau a suivi son ami Jean-Pierre Stirbois au Front national en 1986, avant de suivre les mégrétistes lors de la scission sanglante de 1992. Il confie redouter l’existence, au sein du FN, d’un tribunal informel chargé de relayer les procès en sorcellerie intentés par les médias mainstream. Sans compter, euphémise-t-il en riant, que « le programme économique de Marine Le Pen laisse à sa droite un très large espace ».
Il n’est pas le seul frontiste de la grande époque à cracher dans la soupe bleu marine. Carl Lang, qui a quitté le Front en 2008, préside aujourd’hui le lilliputien Parti de la France (PLF), dont il s’active à faire le refuge des déçus du marinisme. Il s’en explique lors d’un entretien téléphonique : « Marine Le Pen a été promue par les médias. Résultat, aujourd’hui, le FN fait partie des meubles. » Sans surprise, c’est le discours « citoyen, laïciste et républicain sur l’islam » de la présidente qui hérisse Carl Lang : « Elle est pour un islam de France, comme tout le monde. Elle dit la même chose que les autres. » De surcroît, quoique plus anti-européenne que son père, Marine est aussi, selon Lang, bien moins attachée que lui à la « droite patriote » : « Elle fait du nationalisme de gauche par électoralisme. Évidemment, le meilleur moyen de ne plus être d’extrême droite, c’est de ne plus être de droite. » Candidat du PLF à Beauvais, Thomas Joly ne dit pas autre chose, dans une interview au site Le Rouge & Le Noir : « À force de se renier, de s’aplatir avec zèle devant les diktats des lobbies de la pensée unique, le Front National de Marine Le Pen n’est plus ce pôle anti-Système qu’il incarnait autrefois. » Pour Lang, cette stratégie est un piège : « Elle croit qu’elle peut se dédiaboliser elle-même, mais en fait elle se normalise. »
Dans ces conditions, Marine Le Pen serait-elle le dernier rempart contre l’extrême droite ? Pour savoir si cette blague contient une part de vérité et découvrir l’endroit où se terre désormais la bête immonde, on prend langue avec un sympathisant de longue date qui, sans avoir jamais milité, affirme avoir ressenti « une adhésion maximale » aux thèses du Front jusqu’à la prise de pouvoir de Marine Le Pen. Comme beaucoup d’autres, il regrette la « mélenchonisation » du programme économique : « Applaudir la victoire des néo-bolchos de Syriza en Grèce, c’est pas mon truc. » Poujadiste assumé, il regrette « la vision libérale modérée » de Jean-Marie Le Pen et le virage « étatiste jacobin » pris par sa fille pour « rafler des électeurs à gauche, au risque de décourager des sympathisants UMP qui auraient pu basculer ». Mais, pour ce catho tradi qui œuvre dans une association caritative, l’essentiel, ce n’est pas l’économie : « Les questions identitaires et religieuses concernant l’islam et la chrétienté sont rejetées dans une zone de flou. On ne sait pas ce qu’elle pense ni si elle pense ce qu’elle dit. Quand un gay mondain comme Renaud Camus, ancien pote d’Andy Warhol, est plus radical que Marine Le Pen, il y a peut-être un petit problème… »
Si la gauche LGBT a découvert avec stupéfaction que l’on pouvait être à la fois homosexuel et lepéniste, la nouvelle tendance « gay friendly » n’enthousiasme pas tous les frontistes canal historique. L’un d’eux me parle de « Rassemblement Rose Marine », tandis que d’autres soupçonnent carrément Florian Philippot de vouloir créer « un parti dans le parti » en recrutant à tout-va de gentils bobos, diplômés et bien mis, qui en ont simplement marre de se faire agresser dans les rues de leurs centres-villes – ce que d’aucuns qualifient de ligne « homo-sécuritaire ». Cette piste m’est suggérée par un connaisseur croisé au cours d’une conférence de Dextra, émanation dissidente de l’Action française qui rassemble des jeunes gens cultivés des banlieues Ouest. L’ambiance, ici, est donc nettement plus intello, et le look Deschiens moins en vogue qu’à Rungis. Dans le bar parisien où se tient cette réunion hebdomadaire, on ne s’embarrasse pas de respect pour les anciens : « Jean-Marie Le Pen, c’est le cirque Pinder », déclare mon interlocuteur, qui ne désespère pas cependant « que la droite nationale soit reconnue comme un courant dans le parti ». Il continuera à voter FN, dans l’espoir qu’un nombre conséquent de députés Front national obligera l’UMPS à changer de politique. Pour le reste, il ne se fait pas trop d’illusions : « Ils n’ont même pas le nombre de technocrates suffisant pour faire tourner le ministère de l’Equipement… »
Un autre de nos contacts, membre d’un groupuscule qui partage son temps entre boxe et maraude pour SDF bien de chez nous, est en revanche bien décidé à ne plus donner sa voix à un parti dont « l’opportunisme vire au reniement, et les compromis à la compromission ».
Déçu par le manque d’épaisseur et l’absence de la moindre fibre révolutionnaire des militants de la « génération Marine », il ne cache pas son amertume : « La droite n’a jamais osé imposer son propre langage, ses concepts. Or, accepter le langage de l’adversaire, c’est lui donner des gages. Résultat, le FN attire tout un courant d’opinion qu’il ne souhaite plus représenter. Des millions de Français vont voter pour un parti beaucoup moins radical qu’ils ne le croient. » Beaucoup moins radical en effet, sur le plan identitaire, et beaucoup plus radical qu’ils ne le voudraient sur le plan économique.
Autrement dit, malgré ces éclatants succès électoraux Marine Le Pen pourrait faire fuir une partie de sa base traditionnelle qui préfère stigmatiser « ces cochons de salafistes » que faire la guerre aux Allemands. Certes, ces déçus du frontisme ne constituent pas une mouvance organisée et encore moins une force électorale susceptible de menacer l’ascension du parti lepéniste. En attendant, Marine Le Pen devra tenir un équilibre plutôt périlleux en prouvant à la fois sa capacité de détruire le « système » et son aptitude à l’intégrer.[/access]
*Photo : NICOLAS MESSYASZ/SIPA. 00678372_000016.
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