L’économiste hétérodoxe publie un nouvel ouvrage (Souveraineté, démocratie, laïcité, Éd. Michalon) en forme de plaidoyer pour la laïcité. Devenu la tête de turc des bien-pensants, accusé de flirter avec les thèses du Front national, il précise son point de vue sur le parti de Marine Le Pen. Et tire les leçons d’une année épuisante pour notre pays.
Benjamin Masse-Stamberger. Après les événements de ces derniers mois (crise des migrants, attentats, résultats des élections régionales), notre pays semble entrer dans une nouvelle ère. Qu’en retenez-vous ?
Jacques Sapir. Tous ces événements procèdent d’un même phénomène : le retour en force de la souveraineté. En septembre, la crise des migrants a démontré l’inanité de Schengen, et le retour des frontières nationales. On a observé une évolution dans les représentations de l’opinion et des élites sur cette question, avec le constat partagé que Schengen était mort. Sur quoi cela va-t-il déboucher ? Comme d’habitude, les institutions européennes ont réagi en proposant encore plus d’intégration et de supranationalité, une sorte de super-Schengen, mais on voit bien que cela se heurte aux résistances des États, qui, dans le contexte actuel, veulent avoir la maîtrise de leurs frontières. C’est notamment le cas en Europe de l’Est, où la Hongrie et la Slovaquie ont porté plainte contre la Commission sur la question des quotas de migrants. Plutôt qu’un super-Schengen, il est probable que l’on ait finalement un mini-Schengen, voire pas de Schengen du tout.
Ce basculement que vous décrivez a été encore accéléré par les attentats de Paris, en France tout au moins…
Bien sûr. On a assisté à un changement fondamental des discours, avec par exemple Manuel Valls qui parle du problème de l’immigration incontrôlée et plus globalement, après les attentats, à un basculement sécuritaire de la gauche. Avec l’état d’urgence, François Hollande, sans doute à son corps défendant, a renoué avec la souveraineté, qu’il avait abandonnée sans le dire.[access capability= »lire_inedits »] Carl Schmitt disait : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle. » C’est ce qu’a fait Hollande, qui n’est pas allé demander la permission à Mme Merkel ou à M. Juncker avant d’agir. C’est un acte fort que de renouer avec la souveraineté, et François Hollande va devoir vivre avec les implications politiques de cet acte, même si je ne crois pas qu’il en ait mesuré la portée. Pour la gauche, il s’agit d’un changement de pied brutal, qui contraste avec le déni dans lequel elle s’est longtemps complu. Une clarification idéologique est désormais nécessaire à gauche.
Vous trouvez que le gouvernement aurait dû réagir plus tôt et plus vigoureusement, notamment après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher ?
Oui. Le gouvernement est resté dans sa bulle après les événements de janvier. Il a eu tendance à considérer qu’il s’agissait d’actes certes extrêmement condamnables, mais « explicables » par le profil des victimes, des journalistes, des juifs, des policiers. Il n’a pas compris que nous étions entrés dans une guerre totale contre le terrorisme islamiste.
Dans ce contexte, les résultats des élections régionales vous ont-ils étonné ?
Non. Ils correspondent à ce à quoi l’on pouvait s’attendre, compte tenu de la situation. La progression du Front national n’est pas une surprise, si ce n’est dans certaines régions qui ne lui sont pas a priori favorables, comme l’arc qui court de Béziers à Bordeaux, ou la Normandie. Mais c’est un sujet d’analyse territoriale, qui ne doit pas masquer le fait majeur de cette élection, qui est évidemment la montée en puissance du FN, qui a encore gagné 800 000 voix entre les deux tours, et garde encore un grand potentiel de progression au sein des abstentionnistes.
En août dernier, dans le FigaroVox, vous aviez appelé à une alliance entre toutes les formations partisanes de la sortie de l’euro, Front national compris, ce qui vous a valu d’être au centre d’une violente polémique. Votre avis a-t-il évolué ?
D’abord je dois dire que le rituel lynchage médiatique que j’ai subi ne m’a pas étonné. En revanche j’ai été surpris et choqué – mais sans doute suis-je un peu naïf ! – que certains me condamnent sans même avoir pris la peine de me lire. Je disais des choses très précises, que je ne renie pas, mais qui ont été caricaturées. Cela dit, cela ne fait que confirmer l’extrême déliquescence du débat public aujourd’hui dans notre pays. Ce qui m’a rassuré, c’est qu’après cette interview, j’ai été submergé de courriels, notamment de la part de cadres intermédiaires du Parti de gauche ou du Parti communiste, qui me disaient leur soutien, et leur accord avec mon analyse. J’ai dû en recevoir plus de 400, couvrant 60 départements ! Même chose du côté de syndicats comme Force ouvrière, ou la CGT. Alors j’ai pensé que j’avais eu raison de m’exprimer comme je l’ai fait. En revanche, certains veulent que je participe à la création d’un nouveau parti politique, mais ce n’est pas ma fonction ni ma vocation !
Votre position sur le Front national n’a donc pas changé…
Non. Nous sommes dans une crise de représentation très forte : l’ancien est mort, mais le nouveau tarde à émerger. Le Parti socialiste est intellectuellement mort, et politiquement moribond. La droite est également dans une crise profonde. Même chose du côté de la gauche radicale, d’autant qu’elle a du mal à maintenir son unité, comme l’a reconnu Jean-Luc Mélenchon lui-même, qui a parlé d’« imbroglio permanent » au sein de sa mouvance. Son analyse est juste, mais il a lui-même contribué à cet imbroglio en n’étant pas toujours très clair sur sa ligne politique, notamment concernant la sortie de l’euro. Au final, tout cela profite bien sûr au Front national.
Cela dit, le parti de Marine Le Pen se heurte toujours à la difficulté de transformer l’essai au second tour…
Absolument. Les électeurs de gauche se sont massivement reportés sur le candidat des Républicains au second. Cela signifie qu’il y a une majorité de Français qui ne veulent sous aucun prétexte du Front national au pouvoir. Cela pose la question du discours du FN, qui demeure dans l’ambiguïté, et ne dit pas la même chose à Carpentras ou au Pontet qu’à Hénin-Beaumont ou à Forbach. Or, au premier tour, on choisit, mais au second on élimine celui qui fait peur. Qu’est-ce que les Français craignent le plus ? Il y a un certain nombre de propositions que j’appellerais sociétales, qui lui aliènent les votes de nombreux Français…
Que voulez-vous dire ?
Je parle de propositions liées à un prisme religieux : celles qui tendent à remettre en question l’avortement, ou même à dire que les musulmans seraient des citoyens de seconde zone. Ou encore à dénier toute place institutionnelle à l’islam en France, alors que c’est au contraire en lui donnant cette place que l’on pourra en contrepartie se montrer exigeant et même intransigeant à son égard.
En fait, vous réclamez à [un] arbitrage favorable à Florian Philippot contre Marion Maréchal Le Pen…
Cela va au-delà d’une question de personnes. Le Front national a un problème symétrique à celui du Parti socialiste : en adoptant la ligne « Terra Nova », qui met en avant les questions sociétales, le PS a connu les cuisants revers électoraux que l’on sait. C’est le même problème avec le FN, qui doit désormais rassembler. Or, en mettant en avant ces questions sociétales, il a au contraire tendance à cliver encore davantage.
Certains vous répondront que c’est surtout ses positions économiques, et notamment la sortie de l’euro, qui empêchent le FN de continuer sa progression…
Je ne le crois pas. On peut discuter des sujets proprement politiques, comme la sécurité, l’immigration, l’Europe, la mondialisation, la politique étrangère, ou l’euro. Et on peut, au final, ne pas être d’accord. Je comprends par exemple parfaitement que l’on ne soit pas d’accord avec moi sur la sortie de l’euro. En revanche, ces thèmes sociétaux dont je vous ai parlé sont invariablement des facteurs de clivage et de division, car on sort du cadre républicain.
Pourtant, ces thèmes « sociétaux », comme vous dites, sont bien liés à la fameuse crise d’identité, dont chacun s’accorde aujourd’hui à dire qu’elle est au cœur du malaise français…
Bien sûr qu’il y a une crise d’identité ! Mais quelle en est la nature ? L’identité française, c’est justement la volonté farouche de sortir des guerres de Religion et de l’emprise religieuse, et pour ce faire, de mettre en œuvre une séparation très nette entre l’Église et l’État. C’est l’idée que la religion est totalement hors du champ politique. C’est justement ce qui nous sépare des fondamentalistes qui, eux, identifient le peuple à la communauté des croyants. Ce dont nous avons besoin, c’est de réaffirmer une identité proprement politique. Regardez Jeanne d’Arc, qui est une icône de la droite. Les Français et les Anglais partageaient la même religion, et le roi d’Angleterre était même un descendant plus proche de Philippe le Bel que son cousin le roi de France. Mais Jeanne d’Arc fait le choix de la France contre l’Angleterre, c’est-à-dire d’une communauté politique, à laquelle elle s’identifie. Quand on s’attaque à la laïcité – via les fameux thèmes « sociétaux » dont je vous ai parlé –, on s’attaque à cette communauté politique, on la divise inutilement. Cela peut avoir des effets électoraux bénéfiques à court terme, mais pas à moyen terme. Tant que le FN restera dans cette indétermination, entre un discours national républicain et le discours de la vieille extrême droite française, il ne pourra pas être majoritaire.
Si le Front national faisait le choix que vous évoquez, est-ce que vous pourriez envisager un rapprochement avec lui ?
Cela influera évidemment ma position, en cas de second tour incluant le Front national. Cela inscrirait définitivement le FN dans l’arc républicain.
On pourrait vous répondre que le FN, du fait de son histoire, de son ADN, de ses militants, demeurera toujours un parti foncièrement antirépublicain.
Oublions un instant cette métaphore de l’ADN, qui me semble complètement à côté de la plaque dans le cas d’espèce. Un parti est un organisme vivant, qui peut évoluer. Quant aux militants, bien sûr que certains tiennent des propos racistes. Il y a des cons partout ! Il y en a aussi chez les Républicains ou au Parti socialiste. J’ai par exemple été très choqué par les propos de Claude Bartolone sur la « race blanche ». Ce qui est important, ce sont les dirigeants : si les dirigeants du Front national sont de véritables dirigeants politiques, des hommes et des femmes d’État, ils devront faire cette clarification.
Autre mal français : le chômage. Les attentats vont-ils encore aggraver la situation de notre économie ?
Normalement, l’impact des attentats devrait être limité. Il y aura des conséquences sur le tourisme, et les activités de services, mais guère au-delà. Le PIB devrait baisser de 0,1 à 0,2 % sur un ou deux trimestres, soit une contraction d’environ 0,2 % du PIB annuel. Bien sûr, la situation serait différente s’il devait y avoir de nouveaux attentats de grande ampleur. Au-delà, la situation de l’économie française est très détériorée : la croissance ne repart pas, le chômage explose et l’investissement demeure défaillant. C’est extrêmement préoccupant, d’autant que la zone euro dans son ensemble ne se porte pas beaucoup mieux…
En Grèce, notamment, les chiffres de la croissance au troisième trimestre sont très mauvais. Faut-il s’attendre à de nouveaux soubresauts dans ce pays ?
Le plan européen adopté cet été, comme on pouvait s’y attendre, n’a rien réglé, et n’a fait au contraire qu’aggraver la situation du pays. Athènes va entrer dans une situation de négociation quasi permanente avec ses créanciers, et l’on peut s’attendre à de nouvelles secousses. Mais ce qui me frappe davantage, dans la situation actuelle, c’est la multiplication des foyers d’incendie. La France, comme je vous l’ai dit, va mal, de même que l’Italie, et le Portugal ou l’Espagne se portent beaucoup moins bien que ce que l’on nous dit. En Finlande, on pourrait bien assister à un référendum sur la sortie de l’euro… Je pense que c’est l’addition de ces craquements multiples qui va finalement aboutir à la dissolution de l’euro.
Vous la prévoyez toujours à brève échéance ?
Oui. 2015 a été une année d’accélération de l’Histoire pour la zone euro, et plus globalement pour l’Union européenne. Entre la crise grecque et la crise des migrants, chacun a bien compris désormais que l’on n’en sortirait pas par davantage de fédéralisme. Tout simplement parce que les peuples n’y sont pas prêts. Dès lors que cette idée s’ancre dans les esprits, la dissolution de l’euro n’est plus qu’une question de temps. D’ailleurs, Jean-Claude Juncker, qui n’est pas un idiot, l’a bien compris, lorsqu’il a dit que s’il n’y a plus Schengen, il n’y a plus d’euro non plus. La logique des institutions européennes fait système, et à partir du moment où le principe fondamental est sapé, la machine tourne à vide, et finit par s’arrêter. S’agissant de l’euro, il est en phase terminale. Cela peut aller très vite, ou prendre un peu plus de temps, mais je dirais que dans les dix-huit mois, la monnaie unique aura cessé d’exister.
Ce sera donc un sujet de campagne électorale…
Oui, d’autant qu’avec la fin de l’euro, ce sont aussi les grands principes qui président à l’Union européenne qui vont se trouver remis en question. Cela sera intéressant de voir comment les candidats du Parti socialiste et des Républicains vont se positionner, s’ils vont continuer à soutenir que la solution est d’aller vers toujours plus de fédéralisme. Ou s’ils vont enfin reconnaître qu’ils se sont lourdement trompés.[/access]
*Photo: Hannah.
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