Causeur : Au vu des résultats de votre étude, est-il compréhensible que le PS n’ait pas mis en place, une fois arrivé au pouvoir, une de ses rares bonnes idées d’avant la présidentielle 2012 : le « bouclier rural ». Ce dispositif, imaginé par des responsables socialistes et qui avait été en partie retenu par le parti lors d’une convention sur « l’égalité réelle », prévoyait de garantir aux habitants des zones rurales, par la mise en place de « normes adéquates, un temps d’accès maximum aux services essentiels : accueil de médecine générale, école élémentaire et collège, bureau de poste, etc. » Ainsi, « l’organisation hospitalière » devait « être repensée autour des bassins de vie, pour permettre l’accès à un service d’urgence à moins de 30 minutes, à une maternité à moins de 45 minutes. »
Jérôme Fourquet : Le « bouclier rural » ? Il faut s’arrêter un instant sur ce terme. Ça rappelle ce que proposent aujourd’hui, dans le camp d’en face, Les Républicains avec leur grand « Plan Marshall » pour les zones rurales. Mais les « Plans Marshall », les « Grenelle », les « boucliers » ou les « pactes », il en sort un tous les quatre matins. Ces termes sont très solennels : ils laissent entendre que les pouvoirs publics vont mettre vraiment le paquet sur le plan financier et que les politiques vont faire preuve de constance et de persévérance. Sauf qu’il y a un loup à partir du moment où plusieurs secteurs ont droit à ce genre de dispositif, à ce même « traitement de faveur » si l’on peut dire. Car on ne peut pas faire de tout une priorité.
La question de la ruralité était finalement moins prioritaire pour le Parti socialiste que d’autres sujets. D’autant que ce n’est pas dans les campagnes que le PS est électoralement le plus puissant. C’était peut-être une bonne idée, mais passée à la moulinette de la hiérarchisation des priorités, on le voit, elle s’est retrouvée mise en bas de la pile. Résultat : le gouvernement en est réduit à faire de la com, de l’agit-prop un peu technocratique comme lorsqu’il organise un comité interministériel décentralisé à Laon sur la ruralité au cours duquel on parle de fibre optique, de zones blanches, où en fait on « amuse un peu la galerie ». Parce que même si l’exécutif a compris qu’il se passait des choses dans ces territoires ruraux, il semble n’avoir ni la volonté politique ni les moyens financiers de prendre ces sujets à bras le corps. Du coup, il fait du replâtrage en espérant que ça tienne. Sauf que ça ne tient pas… On le voit par exemple avec la crise agricole. Quand Stéphane Le Foll dit peu ou prou « Ce n’est pas moi qui fixe le prix du lait ou du porc », c’est-à-dire : « Il n’y a plus de quotas laitiers, je n’ai pas les moyens d’intervenir », dans ces territoires on comprend que l’on n’a plus que ses yeux pour pleurer et que les politiques se sont défaits d’un certain nombre de leviers d’action politique. Sans ces leviers, ne leur reste que la com et l’incantation.
Il apparaît clairement dans votre étude que « le vote FN se montre le plus sensible à la présence ou l’absence d’un bureau de poste » et « que la présence d’un relais-poste chez un commerçant n’a, à l’inverse, quasiment aucun impact sur ce vote ». Bref, dans l’esprit des gens — et à raison —, un simple « relais-poste », ça ne remplacera jamais La Poste, quand cette dernière disparaît on se sent foncièrement isolé. Voilà une conclusion qui mériterait d’être transmise en urgence — si ça n’est pas déjà fait — à la direction de La Poste et à l’ensemble des responsables politiques. Car si La Poste est devenue une société anonyme en 2010 (un changement de statut pour répondre à une directive européenne qui imposait l’ouverture du marché du courrier), ses capitaux n’en restent pas moins publics…
Un certain nombre de responsables ont estimé que le maillage territorial de La Poste — qui faisait quelque part sa fierté et contribuait aussi au lien très particulier qu’elle avait tissé avec les Français — devait être revu à la baisse pour des raisons de coûts et en fonction aussi de l’érosion du trafic postal, ce qui après tout pouvait passer pour des arguments recevables. Les élus locaux, les deux pieds dans la réalité concrète, ont vu le danger que cela revêtait et se sont mobilisés pour empêcher et limiter ce désengagement de La Poste. En réponse, il leur a été octroyé cette « solution » des relais-poste, un dispositif qui, politiquement et psychologiquement, on le voit rate sa cible : c’est un ersatz qui ne trompe personne. Sans faire dans le lyrisme sur le thème « La Poste, c’est ce qui vous relie au reste du monde », c’est néanmoins ce qui matérialise pour des générations et des générations, le service public à la française, la 4L jaune qui va jusqu’au fin fond des chemins vicinaux distribuer le courrier tous les jours…
Votre étude note par ailleurs que, même s’il est souvent question dans le débat public des « déserts médicaux », l’absence d’un médecin généraliste a moins d’influence sur ce sentiment d’abandon (et conséquemment sur le vote FN) que l’absence d’un bureau de poste, comme on l’a vu, et même que l’absence d’une épicerie, d’une banque, d’un café ou d’un restaurant (voir ci-dessus). En revanche, la présence ou l’absence d’une boulangerie — que l’on imaginait pourtant comme un indicateur essentiel de la vitalité ou non d’une commune —, ne paraît quasiment pas avoir d’influence sur ce sentiment-là et sur l’électorat FN ?
Est-ce que le meilleur « antidote » au vote FN, c’est la boucherie, la boulangerie ou le café ? Les chiffres sont finalement assez peu différents. Réfléchir de cette manière n’est donc pas vraiment probant. Ce qui compte surtout, c’est l’effet cumulatif. Est-ce qu’il y a encore une vie commerçante dans ma commune ? Est-ce qu’il y a encore deux, trois, quatre boutiques ? Est-ce qu’il n’y en a plus aucune ou est-ce qu’il y en a plus qu’une ? S’il n’y en a plus qu’une, qu’importe que ce soit une boucherie ou une boulangerie, ça ne fait finalement plus une grande différence. La fermeture d’un bureau de poste, comparée à celle d’une boulangerie, va avoir des conséquences politiques et psychologiques, sur tout un territoire, bien plus importantes. On voit bien comment le débat politique va se structurer. Le FN est capable d’articuler toutes les dimensions d’un tel sujet. Florian Philippot va parler de la directive européenne mais aussi de la « logique financière mortifère » quand d’autres au Front parleront de « la France des abandonnés », des « invisibles » qui sont « sacrifiés par les élites boboïsés des grands centres urbains », etc.
Peut-on dire pour autant, comme l’écrit de façon volontairement « polémique » Gaël Brustier[1. Auteur d’un livre remarquable sur cette problématique avec Jean-Philippe Huelin : Recherche le peuple désespérément, Bourrin éditeur, octobre 2009.] sur le site Slate.fr, que « ce ne sont pas essentiellement les commerces halal qui favorisent le vote FN mais bien davantage l’absence de commerce ou de service » ? Celui-ci voit d’ailleurs dans votre note une réponse à Eric Zemmour qui, trop porté sur la « théorie du grand remplacement » et la question « identitaire », « omet tout simplement de s’intéresser à la réalité de la France rurale et de ses 26 841 communes » et ne prendrait ainsi pas en compte les « mutations » profondes du « lien social » et de « l’organisation territoriale » dans notre pays ?
Là aussi, c’est cumulatif, si je puis dire. Ce qu’on montre encore une fois avec notre étude, c’est que le vote FN — comme d’autres types de votes d’ailleurs — n’est pas unidimensionnel : il ne répond pas à une seule logique. Il y a un ressort principal : ça reste la question de l’immigration et de l’identité qui assure un certain matelas de voix, un certain stock qui peut croître ou décroître en fonction de l’actualité et du talent des dirigeants du parti. A ce stock, viennent s’ajouter des clientèles annexes qui partagent tout ou partie des préoccupations de cette clientèle principale, mais qui arrivent au FN par d’autres thématiques présentes dans son discours et qui entrent en résonnance avec leur quotidien. Dans ces secteurs ruraux, ça peut être ce sentiment de relégation, d’abandon et de désespérance. Ces deux raisons — présence de commerces halal et absence de commerces ou de services — ne s’opposent pas.
Dans toute une série de communes, la « kebabisation » des centres-villes comme l’appellent certains, produit des effets politiques absolument majeurs. Si vous prenez une petite ville — hélas célèbre maintenant — comme Lunel, elle est emblématique de ce qu’il se passe dans des dizaines et des dizaines de petites villes moyennes, notamment des départements méditerranéens, où il y a un centre-ville qui s’est paupérisé, avec un bâti vétuste et une population issue de l’immigration qui l’a investi – pas de manière planifiée et programmée, mais parce qu’il y a des conditions économiques et sociales qui ont permis ce phénomène. Avec ces populations sont arrivés des commerces qui correspondent. On a donc une population disons « autochtone » qui, elle, réside dans les quartiers périphériques pavillonnaires, ou de villas quand on est dans le Sud, qui vous dit : « Je ne vais jamais dans le centre-ville », « C’est sale », « On n’est plus chez nous »… Il y a chez elle un sentiment de dépossession.
Ces deux logiques — présence de commerces halal et absence de commerces ou de services, une nouvelle fois — ne sont donc pas contradictoires. Pour mettre tout le monde d’accord : la multiplication des commerces halal dans les centres de villes comme Lunel va produire du vote FN à plein régime dans cette commune et jusqu’à plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde. Si, en plus, dans un village à sa périphérie, il n’y a plus de commerces, de services publics et que la Poste a fermé, ça va fabriquer par un autre canal du vote FN.
Ce qui est important d’avoir en tête et que l’on mentionne dans notre note, c’est que dans les espaces ruraux, quand il y a encore 6-7 commerces et services présents parmi les 8 ou 9 que l’on a décidé de retenir pour notre enquête, on est déjà à 23%-24% pour le FN. On ne part pas de 5%, 10% ou 15%. Ce sont des niveaux déjà considérables. Le rapport à l’immigration est donc déterminant et quand il n’y a pas de services de proximité, c’est un « bonus » pour le FN.
« Le diagnostic du FN n’est pas dressé une fois par an, au moment du Salon de l’agriculture »
Le FN est peut-être le parti qui attire le plus les suffrages des habitants de ces territoires-là. Pour autant, au-delà de l’attrait suscité, au-delà des discours qui leur sont adressés, le parti de Marine Le Pen vous semble-t-il disposer aujourd’hui de propositions concrètes et réalistes qui permettraient de maintenir ou de relocaliser des services et des commerces dans ces territoires-là et, in fine, de rompre avec ce sentiment d’« isolement », de « relégation », voire de « déclin » et d’« abandon » que vous avez étudié ?
J’ai l’impression que non. Mais ce dont je suis encore plus certain c’est que les gens qui votent pour eux dans ces zones-là n’ont pas en tête des propositions concrètes que le Front national pourrait faire sur le sujet. En revanche, pourquoi se tournent-ils vers eux ? La première raison : le FN est un des seuls à faire le diagnostic de ce que ces gens ressentent. Et de manière constante : ce diagnostic n’est pas dressé une fois par an, au moment du Salon de l’agriculture ou à la veille des élections… Deuxièment : c’est le seul parti qui explique de manière cohérente – après, on achète ou on n’achète pas, mais le raisonnement peut tenir — pourquoi on en est arrivé là. Il y a une cause, nous dit-il, à tout ça : la mondialisation libérale et l’Europe, par exemple. Troisième élément qui fait qu’ils se tournent vers lui : au moins, se disent-ils, on parle de nous, on se soucie encore de nous, les invisibles — ce qui est déjà énorme. Enfin, pour revenir à la question posée, il n’y a pas de solutions micro-économiques avancées par le FN, en revanche il y a un levier tout à fait massif qui est proposé. On pourrait le résumer ainsi : « On reprend le pouvoir, on sort de cette logique libérale, on sort de cette logique du tout marchand, on sort de l’oukase bruxellois et, comme c’est la cause de tous nos maux, une fois qu’on aura rompu avec ça, on va se retrouver à la situation qui valait ex ante. » Est-ce que c’est plausible ou pas ? Au moins, estiment ses électeurs, le FN a pris en compte nos souffrances, ses dirigeants ont désigné les responsables et ils ont l’air tout à fait déterminés à renverser la table ou, du moins, redéfinir les règles du jeu.
Voilà qui est très confortable, voire un peu facile : le FN, à vous écouter, n’a donc même plus besoin de mettre sur la table des propositions concrètes, de prescrire des remèdes efficaces puisqu’il dresse le diagnostic qui apparaît comme étant le plus juste aux yeux des électeurs de ces territoires ruraux ?
Si le but ultime du FN actuel est, en gros, celui qui était celui du père Le Pen, c’est-à-dire exister politiquement et médiatiquement, avoir un ticket pour aller sur les plateaux télé et être mentionné dans les éditos des journaux, eh bien cette stratégie a été grandement optimisée : le FN est passé de 15% à 25-30%.
Si l’objectif du FN est vraiment de gagner, de faire plus 50%, là il faut changer de braquet, être vraiment dans le concret, dans les mesures. Ca le ferait progresser encore. Mais ça n’est pas ça non plus ce qui, je pense, le fera dépasser les 50%.
Si ses responsables veulent l’emporter, il leur faudra nécessairement envisager des stratégies d’alliance. Aucun parti dans une société aussi diverse et fragmentée que la société française ne peut prétendre à représenter à lui seul 50% de la population. Cela doit donc passer par des alliances et des compromis. Le FN n’est pas dans cette logique-là. Je peux me tromper, mais de mon point de vue, je crois que le FN n’est pas loin d’avoir exprimé – avec un certain talent, il faut bien le dire — quasiment la totalité de son potentiel. Hormis circonstances tout à fait particulières, je ne vois comment il pourrait aller au-delà. C’est un peu l’enseignement des dernières élections régionales : dans les deux régions phares du FN (en Nord-Pas-de-Calais-Picardie et en Paca), ils parviennent à de bons résultats certes, mais il manque encore des voix. Et s’il en manque encore dans ces deux régions phare, il en manque encore plus dans des régions comme la Bretagne, dans les Pays-de-la-Loire, en Aquitaine, en Ile-de-France…
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