Fausse alerte ! Le bébé ne doit pas encore naître. Pour des raisons qui tiennent autant à la morale qu’au calcul électoral, les forces politiques établies ont, cette fois-ci, arrêté les premières poussées du FN hors de son cocon de protestation. La France a tenu bon. Mais l’échéance n’a été que repoussée.
La France s’offre un sursis. Ce sera cher payé. Elle ne peut pas refuser éternellement de voir poindre le visage de l’enfant non-désiré. Il est désormais bien établi que le FN est une des figures de la protestation en France, se nourrissant de tout le désespoir, de toute la frustration et de toute la colère qu’il trouve sur son passage: chômage de masse, immigration considérée comme incontrôlée et menaçante, sentiment d’insécurité réel ou fantasmé, contrainte européenne, etc. Bref, de tout élément rappelant au peuple que ses représentants ne maîtrisent absolument pas le destin du pays. Cet objet FN n’est pas prêt à crier famine, du moins à court terme, sauf intervention divine en faveur du pouvoir actuel. Et il a aujourd’hui la prétention de détenir un véritable pouvoir en France. Cette prétention est sérieuse. Nul ne peut désormais imaginer un futur proche où il ne dirigerait pas ou une grande ville, ou un grand département, ou une grande région….voire même l’échelon ultime.
Seulement, personne ne sait vraiment ce qu’est le FN au pouvoir. C’est là le coût de la lutte. Qu’est-ce qui est combattu ? Un projet invisible. Parce qu’il est évident que la pratique du pouvoir modèlerait plus le FN que lui ne modèlerait le pouvoir. Les institutions de la Vème République sont trop solides pour souffrir une quelconque contestation sérieuse. Ce n’est pas Hitler face à Weimar. Philippot n’est pas Göring, Maréchal-Le Pen n’est pas Himmler. Le FN n’est pas un parti de masse, il n’a pas d’idéologie explicative du sens de l’humanité, il ne cherche pas à transformer la société par la politique. Lui trouver un programme clair, une vision bien définie de ce que doit être la France est un exercice périlleux. D’objet informe qu’il est aujourd’hui, entonnoir des protestations, le FN serait comme tiré vers la banalité par la force des institutions. Il deviendrait une instance politique ordinaire, malgré tout ce qu’il a pu charrier de détestable, devant fidéliser un électorat, établir une clientèle, se constituer un réseau d’élu et défendre son bilan. Il abandonnerait les charmes esthétiques de sa radicalité tribunitienne pour défendre son capital électoral si difficilement gagné.
L’émergence du FN est un appel profond d’une partie de la société. Justifier sa marginalisation en mettant en avant sa nocivité potentielle pour le pays n’est pas suffisant. S’il n’a pas d’idéologie, au moins le FN cristallise l’espoir d’un retour, celui de la maîtrise par la politique du destin de la France. Qu’on le veuille ou non, une partie de la France a l’espoir, peut-être illusoire, d’un retour d’un État magistral, gaulliste, père de la société et maître de l’économie. Une partie de la France souhaite qu’on lui offre une nouvelle modalité d’entrée dans la mondialisation. Elle veut le retour de la maîtrise pleine et directe de son destin dans tous les aspects de la vie en société, même dans ceux qui crispent le plus ses adversaires: le contrôle du droit d’entrer et d’établissement sur le territoire national et le pouvoir de maintien de la cohérence de la société. Cette partie de la société a le droit légitime d’avoir une force politique de réprésentation à sa mesure. Le parti-Le Pen aurait pu faire sa mue à une échelle relativement inoffensive et confortable pour l’observateur: la région. Cela ne s’est pas déroulé ainsi.
Au contraire, il est de nouveau rejeté dans sa position de protestataire, sans levier de pouvoir concret. Il est renvoyé dans ses marges et condamné à une radicalité stérile. Il est empêché de devenir ce qu’il doit être : la force représentative de ceux qui désirent contrôler sévèrement la manière dont l’immense accélération de la modernité touche le pays ; ceux qui exigent que ce qui arrive de l’extérieur doit s’adapter à l’intérieur ; ceux qui demandent avant tout à ce que l’Etat soit le protecteur de la cohérence de communauté nationale face à la formidable extension des droits individuels.
En face, les forces politiques ont sanctuarisé un bipolarisme, désormais grabataire. Aucun bloc idéologiquement cohérent, structuré et orienté ne peut se constituer. Le parti (pour l’instant imaginaire) de ceux qui veulent, plus ou moins, adapter la France aux exigences de cette accélération de la modernité, adapter l’intérieur à ce qui arrive de l’extérieur, ne peut pas élaborer de discours franc sur la destination de la France. Il ne peuvent dire authentiquement vers où ils souhaitent la mener. Les libéraux, nomination certes imparfaite (le FN ne souhaite pas, loin s’en faut, le retour à l’Ancien Régime), sont forcés à faire leur politique silencieusement, désespérant jusqu’à leurs soutiens les plus fermes. La véritable teneur des réformes est masquée. L’électeur de base ne s’attendait probablement pas à voir le libéral Emmanuel Macron comme tête de pont intellectuelle du gouvernement en votant pour un parti dit socialiste, encore marqué, malgré l’Histoire, par l’ambition archaïque de l’appropriation collective des moyens de production. Il en résulte un perte de lisibilité dangereuse pour l’électeur qui tend à intégrer profondément la vacuité de la parole politique et à croire que, finalement, la politique n’est qu’une question de gestion des affaires courantes. Or, la politique n’est pas que gestion. La politique a besoin que des conceptions radicalement différentes de ce que doit être notre pays, s’affrontent. Sans cela, elle ne peut décréter de destination claire à la France. Le risque le plus terrifiant, ici, serait que l’individu croie être le seul vecteur de l’avancée de l’Histoire, sans que l’Etat n’ait plus à s’y mêler.
*Photo: Sipa. Numéro de reportage : AP21834368_000020.
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