Et il s’agit bien d’y être attachés: nous n’avons aucun mérite à ce que nos racines soient ce qu’elles sont, mais nous pouvons très légitimement être fiers d’avoir conscience de leur valeur, de la responsabilité qu’entraîne le fait d’en être dépositaires, de les aimer, et de l’élan qui nous entraîne à y puiser, à nous y ressourcer, à nous en inspirer. N’en déplaise à France Inter et à Florence Dupont.
« Préférant la subversion à la version » – pour celle à qui j’emprunte ces termes, c’était un compliment – Florence Dupont, relayée avec une délectation évidente par France Inter, affirme que « rien n’est plus faux que d’admettre l’expression des racines gréco-latines de l’Europe ». Quand un raisonnement conduit à prétendre que la Terre est plate, nul besoin d’être un spécialiste du sujet pour savoir que ce raisonnement est faux. De même pour une « analyse » qui conduit à nier l’évidence du rôle crucial de la Grèce et de Rome dans la construction de la weltanschauung de ce que nous appelons l’Europe. On pourrait donc s’arrêter là. Reste que lorsque certains s’acharnent à vouloir nous déposséder de ce qu’il y a de plus beau et de plus noble dans notre héritage commun, une réflexion de fond s’impose.
La « démonstration » de Florence Dupont a de quoi laisser songeur : en substance, nous dit-elle, nous ne sommes pas la continuation lisse et sans heurts d’une Antiquité gréco-latine monolithique et fantasmée dont les mythes fondateurs seraient à prendre au premier degré, donc nous n’avons pas de racines gréco-latines. Fichtre. Autant dire que puisque l’Empereur du Japon n’est peut-être pas au sens littéral le descendant biologique du petit-fils de la Déesse du Soleil, il n’y a pas de dynastie impériale au Japon, pas de liens culturels entre le Yamato et le Pays du Soleil Levant, et pas de sanctuaire à Ise. Diantre !
Bien sûr, que l’Antiquité n’était pas un bloc simpliste, uniforme et unanime. L’Athènes de Périclès, l’Alexandrie d’Ératosthène, la Rome de Cicéron et celle d’Hadrien ont en commun un foisonnement intellectuel à côté duquel notre époque de politiquement correct et de pseudo-subversion (tous les « subversifs » s’enrôlant en petits soldats des « subversions » à la mode) fait bien pâle figure.
Bien sûr, que l’Europe d’aujourd’hui a d’autres racines et d’autres influences qui s’ajoutent à celles gréco-latines : celtes, germaniques, juives, etc, et de multiples rencontres. Être soi n’empêche pas de grandir par le dialogue, apprendre de ses rencontres avec l’autre n’implique nullement que l’on ne soit pas soi.
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Bien sûr, que l’Antiquité n’inspire pas que nous : l’Iranien Sohrawardî était un grand platonicien, il y a au Japon des travaux brillants sur la Grèce (le travail de Kazuo Matsumura sur Amaterasu et Athéna est d’une fulgurance lumineuse), les royaumes gréco-bouddhiques ont irrigué le monde par l’invention mathématique du zéro, etc. Mais aucune autre civilisation, aucune autre aire culturelle, ne doit autant à l’Antiquité gréco-romaine, ni ne s’en revendique autant, ni ne s’en est nourrie autant que nous. On peut débattre de la remarque de Whitehead selon laquelle « toute la philosophie occidentale n’est qu’une note de bas de page aux écrits de Platon », mais on ne peut nier qu’il ne viendrait à l’idée de personne de dire la même chose de la pensée d’autres civilisations, alors qu’il est peut-être simplificateur mais certainement pas absurde de le dire de la nôtre.
Bien sûr, que ce qui nous relie à l’Antiquité n’est pas un long fleuve tranquille, mais une alternance de rivières fécondes, de cascades tourmentées, de ruisseaux boueux, de cours d’eau souterrains, et de résurgences précieuses. Ainsi, alors que l’élargissement de la citoyenneté par l’édit de Caracalla en 212 est une idée logiquement romaine, qu’elle se soit avérée bonne ou mauvaise, on peut estimer que la christianisation de l’Etat fut une véritable trahison de Rome par elle-même, particulièrement la censure puis la fermeture des anciennes écoles philosophiques.
Bien sûr que la « vocation culturelle » de l’Antiquité était universelle : la quête du Vrai, du Juste, du Beau, du Bien est la grande affaire de la Grèce, continuée en cela par Rome, mais n’a jamais conduit ni les Grecs ni les Romains à nier leur génie propre, ni la distinction entre eux-mêmes et les barbares : il faut lire le remarquable « Pourquoi la Grèce ? » de Jacqueline de Romilly. Qu’un barbare puisse devenir Romain (c’est paradoxalement le sujet même du travail de Florence Dupont sur l’origo et le pèlerinage à Lavinium) suppose un rituel de passage, tout comme un enfant de Rome ne devient un vrai Romain, c’est-à-dire un citoyen, qu’après un autre rituel de passage. Le barbare devenu Romain est transformé par ce rituel, il connaît une forme de « renaissance » comparable à celle d’un initié aux Mystères, et cesse dès lors d’être un barbare. Si l’on veut donner une lecture politique contemporaine de l’Antiquité, Rome, malgré la diversité des cultures présentes dans son empire (toutefois unifiées par des éléments partagés, du moins jusqu’à ce que l’affaiblissement de cette identité commune se conjugue aux invasions pour provoquer l’effondrement), est bien plus une ode à l’assimilation qu’au multiculturalisme.
Bien sûr, enfin, que la connaissance et la compréhension que nous avons eu de nos racines a été pour le moins fluctuante, et l’est d’ailleurs toujours. Personne, jamais, n’aura le dernier mot sur le miracle grec ni sur le génie romain. Socrate, Eschyle, Alexandre, Auguste, Plutarque sont des épiphanies qui dépassent toute prétention à les expliquer par la sociologie des rapports de domination ou les dernières « studies » anachroniques à la mode. Et l’excellent Raphaël Doan a très bien résumé certaines des tensions qui parcourent les études historiques, même sérieuses, tout comme leurs pires dérives.
Mais enfin ! De ces évidences, Florence Dupont prétend tirer des conclusions manifestement plus militantes que rigoureuses, tordant la logique au service d’un évident sous-texte idéologique, d’ailleurs explicitement revendiqué dans son livre « Rome, la ville sans origine. » Peut-être aussi d’une démarche personnelle plus ou moins consciente : je laisse à d’autres le soin de déterminer dans quelle mesure la fille de Pierre Grimal aura consacré sa carrière à « tuer le père », mais je note qu’elle-même avoue « Tout ce que j’ai pu faire se ramène à un besoin de survie, l’activité intellectuelle de déconstruction est pour moi la seule façon de ne pas basculer dans la « folie ».
Sans prétendre apporter une réponse exhaustive aux propos de Florence Dupont rapportés par France Inter, on peut en relever quelques uns.
Ainsi, elle dit que « l’image du Romain, c’est toujours celui qui vient d’ailleurs et non pas celui qui fait partie de. » Non : en réalité, le Romain est celui qui fait partie de, d’où qu’il vienne. Il ne suffit pas de s’implanter à Rome pour être Romain, il faut y accomplir son devoir de citoyen, en respecter les mœurs, participer à ses rites. Florence Dupont aurait-elle oublié que les chrétiens furent à certains moments persécutés pour avoir rejeté certains des rites essentiels qui structuraient l’identité romaine ?
Il est question de « déconstruire » la légende d’Énée… tout en faisant de cette légende un argument central de l’analyse ! Florence Dupont est bien bonne de nous révéler que l’histoire d’Énée n’est probablement pas la description rigoureuse de faits historiques, pas plus d’ailleurs que l’histoire de Romulus et Rémus. Pour un peu, elle nous apprendrait que Tite-Live avait entendu parler des rois étrusques et de Tarquin le Superbe… Venant de quelqu’un qui trouve par ailleurs moyen de dire que « la mythologie grecque chez les poètes romains est un langage vide » (a-t-elle au moins sérieusement réfléchi à ce qu’a écrit Porphyre dans l’Antre des Nymphes ?), cet usage des récits mythiques manque de cohérence : il faut déconstruire la légende et refuser d’y voir un « roman national », mais c’est cette légende qui donnerait la clef du rapport des Romains à leur propre identité (pardon : à l’absence d’identité sensée les définir, puisque « il n’y a pas d’identité latine et Rome n’est pas une identité »).
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Et alors qu’elle se donne pour mission de « déconstruire » l’idée de racines gréco-latines de l’Europe, Florence Dupont affirme les racines gréco-latines de « la philosophie islamique ». Cette expression, si l’on est un minium rigoureux, ne peut désigner que la Falasifa, par laquelle des penseurs comme Al-Kindi ou Al-Farabi ont en effet voulu intégrer dans le monde musulman les outils intellectuels des philosophes antiques. Seulement voilà : l’islam, hélas, a depuis radicalement condamné la Falasifa, et le monde musulman sunnite l’a résolument enterrée. Les œuvres d’Averroès ont été brûlées dès sa mort, alors qu’Al-Ghazali triomphe. Passer ce « détail » sous silence relève de l’escroquerie intellectuelle.
Plus largement, Florence Dupont présente sous un jour positif la « réinterprétation » par d’autres des « lettres latines (et grecques) » mais dans le rapport que nous avons avec ces lettres elle ne voit qu’une « utilisation à des fins idéologiques ». Sachant qu’elle se réfère à Patrick Boucheron, que l’on sait « légèrement » orienté, on notera avec un sourire que, tout en prétendant « déconstruire » les biais idéologiques des autres, elle s’abandonne aux siens propres avec complaisance…
Quant à la question de la continuité entre l’Antiquité et ce que nous appelons aujourd’hui l’Europe, sans nier les évidentes différences, relevons tout de même deux points essentiels.
D’abord, que, du moins jusqu’à ce que la déconstruction se mette à empoisonner les esprits, n’importe quel Européen normalement constitué peut sans beaucoup d’efforts comprendre les arguments de Cicéron, rire des comédies d’Aristophane, ou percevoir le solide bon sens de Plutarque. Tout au plus lui sembleront-ils aussi différents qu’un Italien peut l’être aux yeux d’un Anglais, ou un Strasbourgeois aux yeux d’un Marseillais. Bien sûr, les Anciens avaient une facilité dans leur rapport au sacré que notre modernité a perdue, et une aisance dans leur usage de la raison qui a manqué à la chrétienté, mais même cela ne suffit pas à faire disparaître la familiarité qui nous unit à eux. Bien sûr, nous avons à certaines périodes perdu certains textes et certaines connaissances, mais il y a un souffle né dans la Grèce Antique qui n’a jamais cessé de se transmettre : le refus résolu de l’arbitraire, et la quête (parfois sinueuse, parfois égarée, mais toujours continuée) du Vrai, du Juste, du Beau, du Bien.
Ensuite, que l’Europe n’a pratiquement jamais cessé de se référer à l’Antiquité, et que ce n’est pas une brusque tabula rasa qui a suivi la mort de Flavius Aetius. Il y a Isidore de Séville travaillant sur Aristote, la volonté permanente dès avant l’an mil d’ancrer la geste arthurienne et plus largement la matière de Bretagne dans des racines gréco-romaines (voir l’Historia Brittonum qui attribue à un certain Brutus, petit-fils d’Enée, la fondation de la Bretagne – c’est-à-dire l’actuelle Angleterre), la matière de Rome est, avec justement la matière de Bretagne et la matière de France, l’une des trois grandes thématiques de la littérature médiévale et des chansons de geste, la renaissance carolingienne se réfère explicitement à Rome, on connaît les figures des Neuf Preux parmi lesquels on trouve Hector de Troie, Alexandre le Grand et Jules César (sans oublier les Neuf Preuses, et dans leurs rangs Penthésilée et Lucrèce côtoient Brigitte de Suède, et plus tard Jeanne d’Arc), et ainsi de suite, jusqu’à la renaissance italienne, la renaissance française, le foisonnement des références à l’Antiquité, à ses mythes et à ses dieux dans la symbolique alchimique, la Vénus de Botticelli, l’École d’Athènes de Raphaël et les statues de Versailles, même la fête de Sainte Démétra là où les Anciens rendaient un culte à Déméter. Antiquité partiellement réinventée, certes, mais toujours revendiquée, simultanément imprégnation inconsciente et volonté européenne permanente d’enracinement dans cette Antiquité.
Enracinement volontaire. C’est bien là l’essentiel. Nous ne pouvons nous prévaloir de nos racines gréco-latines que si nous travaillons activement à les garder vivantes – en cela, les vives réactions aux élucubrations de Florence Dupont et de France Inter, même parfois épidermiques, sont un beau signe d’espérance. Nous sommes les héritiers des libres cités de Grèce et de l’Empire des Césars, si et seulement si nous œuvrons à être à la hauteur.
« Notre cité (….) a fait employer le nom de Grecs non plus comme celui de la race, mais comme celui de la culture » déclare Isocrate dans son Panégyrique d’Athènes. Et à Lucillius qui s’inquiète de pouvoir aspirer à tendre vers la sagesse alors qu’il n’est pas issu d’une illustre famille (inquiétude qui, au passage, prouve que la question de la lignée n’était pas totalement dénuée d’importance dans la culture romaine), Sénèque écrit « Te voilà chevalier romain, et c’est à force de talent que tu es entré dans cet ordre. (….) Socrate n’était point patricien. Cléanthe louait ses bras pour tirer l’eau dont il arrosait un jardin. La philosophie, en adoptant Platon, ne lui demanda pas ses titres, elle les lui conféra. Pourquoi désespérerais-tu de ressembler à ces grands hommes ? Ils sont tous tes ancêtres, si tu te rends digne d’eux. »
Partager cette culture, non comme une ruine poussiéreuse mais comme une source toujours vive à laquelle puiser. Tenter de se rendre digne des héros et des sages qui fondèrent notre civilisation, et à qui nous devons le meilleur de ce qui nous a été transmis. Savoir qu’en tant qu’héritiers nous n’en sommes pas propriétaires, mais dépositaires. Voilà un chemin bien plus difficile mais aussi bien plus noble que celui de la déconstruction, voilà la seule manière d’être pleinement ce que nous sommes, et d’affirmer dignement l’une des plus belles parts de notre civilisation : nos racines gréco-latines.
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