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«Flinguer» Camus et autres basses œuvres de l’Université de Caroline du Nord

Salaud de Camus! Gloag l'enverrait bien au goulag...


«Flinguer» Camus et autres basses œuvres de l’Université de Caroline du Nord
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Dans son essai à charge contre Albert Camus (Oublier Camus, La Fabrique) Olivier Gloag n’essaie pas de contextualiser ou de comprendre la pensée d’Albert Camus. Il le juge. Son verdict ? Il faut annuler le Prix Nobel de littérature 1957 ! Analyse.


Flinguer Camus, n’est pas le titre choisi par Olivier Gloag pour son pamphlet de démolition de Camus. Il l’a intitulé Oublier Camus[1]. C’est plus grave. Après un meurtre, il reste la mémoire de la victime. Une date d’abord : « Mort le… » Souvent une plaque scellée sur le mur de l’immeuble devant lequel le gars est tombé : « Ici a été fusillé untel par les séides de la gestapo… », une plaque devant laquelle un élu local, paré de l’écharpe tricolore, va prononcer un hommage et déposer un bouquet de fleurs à la date anniversaire du meurtre. Il y a aussi la dalle de granit devant laquelle les amis et admirateurs peuvent venir se recueillir : « Ici repose… » On nomme cela « la mémoire ». On peut ainsi aller se recueillir sur la tombe ou devant le mémorial d’une personne disparue, un de ces « vivants piliers » qui, longtemps après leur mort, ont aidé certains d’entre nous à traverser l’existence… « Les forces de l’esprit ». Ainsi, tel de mes amis est allé au cimetière de Saint-Brieuc pour se recueillir devant la tombe de son écrivain favori, tel autre a fait le détour par Portbou pour se souvenir de Walter Benjamin, tel autre fera le voyage a Borgonovo pour se recueillir devant la pierre d’Alberto Giacometti. Sur un célèbre cliché du photographe Ken Regan on voit Bob Dylan et Allen Ginsberg venus se recueillir sur la tombe de Jack Kerouac, au cimetière Edson de Lowell au Massachusetts, en 1975. « Les forces de l’esprit » encore. Tous ces défunts sont des exécutés, des suicidés, d’autres sont morts de maladie ou de « leur belle mort ». Flingués par la Camarde. Ce sont les chanceux.

Et puis il y a les autres. Ceux pour qui la mort n’a pas été jugée une punition suffisante et à qui l’on a voulu infliger une peine pire que la mort : l’oubli. C’est cela que réclame Gloag pour Camus dans les fielleuses pages de son chef d’œuvre de l’abjection wokiste. En d’autre temps, pour ceux que l’on souhaitait annuler, l’oubli avait pour nom la Kolyma, la baie de Magadan, la Mer Blanche et les îles Solovki, le goulag – ils furent ainsi deux millions en 1950 à y être « annulés ». Plus à l’Est il y eut la version laogaï… Aujourd’hui, à Asheville en Caroline du Nord, de nouveaux NKVD se lèvent, les Guépéou ont nom Oxford University Press et des Gloag sont les Dzerjinski et les Iagoda des nouveaux Camps du Bien.

L’essayiste d’extrême gauche Olivier Gloag. Capture YouTube.

On sait que certains des rescapés du goulag sont parvenus à s’extraire de l’oubli. Ayant pris des notes et après huit ans de bagne, l’un d’eux, Soljenitsyne, put réapparaître et même accéder au prix Nobel de littérature. Pour tenter de le renvoyer dans l’oubli, le Parti Communiste Français, et son journal L’Humanité, le traitèrent de sympathisant pronazi, il eut droit aux qualificatifs d’antisémite et d’ultra-nationaliste. Dans le livre d’Olivier Gloag, on apprend en page 134 que Camus a été « récupéré » par « l’Etat français » ! En page 129 on nous dit que l’« on peut qualifier son rapport aux femmes d’adversatif » (sic !), et que dans le Mythe de Sisyphe il « théorisa sa misogynie ». Quant au couplet « Daoud dédouane Camus », (p 132) sur l’analyse de L’Étranger et du roman de Kamel Daoud Meursault, contre-enquête, l’argumentaire du lynchage est digne du sinistre procureur des procès de Moscou, Andreï Vychinski.

La cancel culture est aujourd’hui le moyen de relégation dans le goulag mental que prône cette tumeur maligne du progressisme qu’est le wokisme importé des Etats-Unis. Les manœuvres de suppression, d’annulation, d’effacement d’un individu consistent, au-delà de la mort physique, à ruiner par dénigrement son souvenir, sa mémoire. C’est une deuxième mort qui vise à désamorcer ces forces de l’esprit qui parviennent à relier certains vivants à des défunts qui continuent de les inspirer, « ces vivants piliers », « ces aînés qui m’ont aidé à grandir » qu’évoque Régis Debray.[2]

L’entreprise d’Oliver Gloag d’annulation de Camus est un petit chef-d’œuvre de cette destruction de notre culture visant à précipiter dans la fosse de l’oubli nombre de ses figures. L’Associate Professor de l’Université de Caroline du Nord amorce en douceur son infâmie. Il faut tisser la toile avant de porter le coup de grâce. Ainsi, les reportages de Camus sur la misère en Kabylie[3] relèvent, nous dit le professeur, d’une stratégie : « l’humanitaire au service du colonialisme » (p 27) puisque, précise Gloag, « ses lecteurs (sont) essentiellement des pieds noirs ». Quand un grand-père lui présente une fillette kabyle « éthique et loqueteuse », et que Camus avoue éprouver une mauvaise conscience, Gloag écrit : « Ce désir d’extraire cette fillette kabyle de sa pauvreté abjecte pour qu’elle puisse être comme « n’importe quelle française » dit l’ambition de cette charité : l’inclusion dans l’ordre colonial, l’appartement dans la famille France » (p 27). On apprend plus loin que « son article de Combat du 23 mai 1945, intitulé « C’est la justice qui sauvera l’Algérie de la haine », comporte un appel à intensifier la colonisation » ! (p31). Il est raciste (p 80), « virulement (sic !) anticommuniste passéiste » (p 83). On aura compris : salaud de Camus !

A lire aussi: Oublier Olivier Gloag

On imagine le merveilleux film qu’après son Napoléon Ridley Scott pourrait réaliser sur la base du scénario d’un Associate Professor de l’Université de Caroline du Nord, comme Olivier Gloag, tant ce professeur dont « les recherches portent notamment sur les représentations coloniales dans la littérature hexagonale » semble s’être fixé comme objectif la démolition de la culture française qu’il honnit.

Il y eut bien sûr des précédents dans ce type d’entreprise de vilenie par lesquelles certains individus trouvent à se réaliser. On pense ici au déboulonnage de la statue de de Gaulle, entrepris par Stéphane Zagdanski dans son livre Pauvre de Gaulle [4], dans la même veine que l’entreprise de Gloag contre Camus. La vulgarité des moyens de Zagdanski tenait plus du délire psychopathe que de l’entreprise critique. On y lit que de Gaulle « ne fut jamais au fond qu’un vulgaire politicien publicitaire au charabia charlatanesque, un diplomate cynique et ingrat, un menteur impénitent, un soldat raté, un théoricien surfait, un mégalomane colérique […] féru des stéréotypes romantico-fascistes les plus écoeurants, » Etc… On sait que ces cinq cent pages d’insanités n’ont pas réussi à dézinguer la statue du commandeur qui survivra sans peine à son petit démolisseur.

Voltaire a déjà été présenté devant le tribunal populaire, car on n’est pas sûr qu’il n’ait pas eu des actions chez le sieur Jean-Gabriel de Montaudouin de la Touche, armateur négrier à Nantes. Dans L’essai sur les mœurs et l’esprit de nations de 1756, dans Le traité de métaphysique de 1734, certains ont débusqué l’insinuation de la supériorité des blancs, un peu d’antisémitisme, une touche d’islamophobie, un zeste d’indulgence pour l’esclavagisme. Salaud de Voltaire ! Si l’on parvenait à annuler puis oublier de tels personnages selon les techniques du professeur Gloag, on imagine les places que l’on dégagerait au Panthéon sur les quatre-vingts illustres panthéonisés à ce jour. C’est très possible. Mirabeau en a été extrait après quelques trois années de séjour lorsqu’on découvrit qu’il avait été corrompu par la Cour. Jean-Paul Marat n’y resta que quelques mois et Lepeletier de Saint-Fargeau seulement deux ans. Rousseau, Hugo, Voltaire, Gambetta, Jaurès, Malraux, Genevoix… c’est bien le diable si, en cherchant bien, on ne pourrait pas faire un peu de place…

Camus, Voltaire, de Gaulle… Verlaine, Rimbaud, Baudelaire, un délice pour un professeur d’Université de Caroline du Nord, ou du Massachussetts, féru de la culture de l’annulation. Que de délicieuses entreprises de démolition en vue, en forme de sujets de thèse, mémoires et colloques ! Quand, lors d’une audition par le Congrès en décembre 2023, on demanda à la présidente de l’Université de Harvard Claudine Gay, « si appeler au génocide des juifs pouvait violer le règlement intérieur de l’université», elle répondit que « cela dépendait du contexte ». Tout devient donc possible ! Ce révisionnisme a déjà ouvert de belles perspectives au wokisme qui essaime aujourd’hui dans les universités françaises. Ainsi, l’université de Bordeaux-Montaigne avait franchi le pas un jour d’octobre 2019 quand elle fit interdire de parole la philosophe et académicienne Sylviane Agacinsky. Cette université peut s’enorgueillir de lui avoir préféré en mars 2023 un « conférencier » ancien responsable du groupe terroriste Action directe, récemment sorti de prison pour assassinat, Jean-Marc Rouillan. On sait que la destruction de livres de François Hollande, de Frédéric Beigbeder, d’Éric Zemmour est maintenant d’actualité au pays de Montaigne. A quand une France décorée par ces autodafés qui en 1933 illuminèrent les villes d’Allemagne ! On y brûlerait les livres de Michel Houellebecq, les toiles de Picasso, de Gustave Courbet, et sous l’œil de l’insoumise Annie Ernaux, on y déclamerait des textes de Houria Bouteldja, de Sandrine Rousseau, de Jean-Luc Robespierre. On se souvient de l’élégance avec laquelle la no-belle de 2022 avait savouré la non attribution du prix à Houellebecq en déclarant « Quitte à avoir une audience avec ce prix prix… franchement, mieux vaut que ce soit moi ». La classe non ?

Mais Annie Ernaux ne devrait pas trop se réjouir… tout le monde a oublié le nom de Guy Mazeline, lauréat du Goncourt de 1932, mais retenu celui de l’écrivain qui ne l’a pas eu cette année-là : Louis Ferdinand Céline. Le risque existe de rejoindre « le cimetière des Nobels oubliés » comme, Colette, Apollinaire, Céline furent les grands noms du « cimetière des Goncourt oubliés ».

Les perspectives d’annulation, de cancellation de personnalités qui ont fondé la culture occidentale sont vastes. De Rabelais à Jean-Jacques Rousseau, de Léonard de Vinci à Victor Hugo, des siècles de génie artistique. De fins limiers pourraient être invités à aller fouiller dans toutes ces biographies. Certains de ces illustres sont évidemment plus exposés que d’autres. Dégommer un Picasso avec le rêve de faire dégringoler le plus grand peinte du XXe siècle doit faire rêver les petits Gloags de Caroline du Nord ou de Bordeaux-Montaigne. Gauguin n’a-t-il pas déjà vu sa vie sexuelle condamnée par le tribunal wokiste ?

L’épuration qui sévit à Hollywood ou à Princeton pourrait ainsi s’étendre au Louvre, au Musée d’Orsay, à tous les musées de France. Tant de vieilleries y trainent qui n’intéressent que l’homme blanc, hétérosexuel, de plus de cinquante ans. Pour qu’advienne l’Homme nouveau, l’oubli de l’héritage est nécessaire.  Du passé faisons table rase :

Qu’enfin le passé s’engloutisse !
Qu’un genre humain transfiguré
Sous le ciel clair de la Justice
Mûrisse avec l’épi doré !

(Eugène Pottier)

Je pense au sale boulot de Gloag sur son barbouillage de Camus … et je repense à ces mots de Lucien Camus, le père d’Albert : « Un homme ça s’empêche ». Si peu en sont capables… !


[1] Oliver Gloag, Oublier Camus, La Fabrique éditions, 2023.
[2] Regis Debray, Où de vivants piliers, Gallimard, 2023.
[3] Parus dans le journal Alger républicain du 5 au 15 juin 1939.
[4] Stéphane Zagdanski, Pauvre de Gaulle, Pauvert, 1999.




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Jean-Paul Loubes est anthropologue, architecte et écrivain. Il a enseigné à l'Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de Bordeaux et à l’EHESS-Paris. Chercheur au Laboratoire Architecture Anthropologie (L.A.A) de l’Ecole d’Architecture de Paris La Villette, Conseiller scientifique jusqu’en 2020 pour l’Observatoire Urbain de l’Institut Français d’Etudes de l’Asie Centrale (IFEAC) basé à Bichkek au Kirghizstan.

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