Pour beaucoup de Français, le travail est un mal qui n’est plus nécessaire. Le culte de l’effort a laissé place à celui de la consommation, et l’État veille – à crédit – au « pouvoir d’achat » d’une nation qui produit de moins en moins. Ce modèle magique est au cœur de la crise française.
À entendre les commentateurs, la France n’a jamais été aussi fracturée idéologiquement. Les Français ne parlent plus le même langage. La comédie à laquelle on a assisté, avec une gauche qui, confondant « gagnant » et « premier », s’est autopersuadée qu’on lui avait volé la victoire, nourrit le sentiment vertigineux que les signifiants, affranchis de tout référent, ne signifient plus rien. Ainsi chaque bloc, comme on dit maintenant, peut-il bricoler son réel imaginaire dans son coin. Toutefois, ces réalités parallèles se rencontrent sur deux points, deux idées, ou plutôt deux croyances très largement partagées. Au point qu’elles réconcilient presque tous les journalistes, de CNews à France Inter.
Gouvernants et gouvernés
Premièrement, si la France va mal, c’est la faute à Macron. Pour une écrasante majorité des électeurs, y compris macronistes, le président est le premier responsable de l’impasse politique et du désastreux état du pays – et par association, tous les élus, une bande de fripouilles intéressées par le seul intérêt matériel. Eux sont tous des citoyens exemplaires, pétris de civisme et de souci du bien commun. Les gouvernés n’ont aucune responsabilité dans les lâchetés des gouvernants qu’ils ont choisis. « Ce n’est pas ma faute ! » : l’anaphore de Valmont dans sa cruelle tirade à sa maîtresse déshonorée est devenue une devise nationale.
A lire aussi: Nicolas Baverez: «Plus personne ne nous fait ni crédit ni confiance»
La deuxième faribole devenue une vérité à force d’être répétée, c’est que les Français travaillent trop. Hier, il fallait partager le temps de travail pour endiguer le chômage (voir l’article de Frédéric Magellan dans notre dossier du mois), aujourd’hui, il faut le réduire parce que travailler, c’est pénible. C’est le seul programme politique qui obtiendrait sans peine une majorité à l’Assemblée. Les journalistes sondagiers communient dans la conviction réconfortante que le « pouvoir d’achat » est la première préoccupation des Français. Contrairement aux angoisses identitaires, tenues pour nauséabondes, la peur de perdre du pouvoir d’achat est hautement légitime, digne d’être érigée en urgence nationale. Acheter est un droit de l’homme. À part quelques écolos lecteurs de Michéa[1], nul ne proteste contre ce vocable qui nous assigne tous à un rôle de consommateurs subventionnés. On me dira que, quand le frigo est vide, ces considérations philosophiques n’ont pas cours. Un peu quand même. L’homme ne se nourrit pas que de pain. Subvenir à ses besoins sans tout attendre de la solidarité nationale, viser une certaine autonomie, c’est aussi une façon d’être au monde. Avec le goût de l’effort et du travail bien fait, nous sommes en train de perdre l’élan, le désir de conquête qui pousse les civilisations et les nations à persévérer dans leur être.
Par ici, la sortie
On peut être indifférent à la mutation anthropologique qui a fait de nous un peuple de créanciers capricieux, on n’échappera pas éternellement aux lois d’airain de l’économie. Une nation qui cesse de produire (de la viande, des centrales nucléaires ou des idées) sort de l’Histoire. Il est vrai que les moyennes fabriquent une caricature. Si dans leur ensemble les Français ne travaillent pas assez et pas assez bien, les statistiques de la productivité en attestent, beaucoup d’autres triment sans compter. Et pas seulement des startupers. Des chauffeurs Uber ont renoncé à leurs vacances pour profiter des JO et fait le pire chiffre de leur vie. Sans parler des policiers et gendarmes payés des clopinettes pour risquer leur peau dans un banal contrôle routier. Il y a une France qui bosse et porte à bout de bras et de charges la France qu’on subventionne pour qu’elle consomme. Reste que cette répartition n’existerait pas si nous n’avions pas collectivement accepté la consommation comme ultime horizon collectif. « La dépense publique crée du bonheur », proclame Mélenchon. La France devrait être le paradis sur terre.
A lire aussi, Ivan Rioufol: Elon Musk, les « Messieurs propres » et nous
Au moment où nous bouclons, la perspective d’un gouvernement NFP semble écartée. Sauf coup de théâtre d’une Assemblée farceuse, l’épisode ridicule et consternant de l’abrogation de la réforme des retraites nous sera épargné. En attendant, deux blocs ont inscrit au cœur de leur projet la promesse de détricoter une réformette qui nous a déjà valu des mois de chouinements et criailleries hors de proportion. Leur ambition pour la France, c’est de rendre quelques mois de retraite aux Français. Ça fait rêver.
Évacuée en quelques propositions lors des campagnes électorales, sempiternellement traitée sur le mode de la plainte, cette affaire de travail est centrale dans la crise française. Et dans notre éventuel sursaut. Depuis près d’un demi-siècle, nous vivons dans un monde magique où d’autres acceptent de travailler pour financer nos 35 heures. N’en déplaise à mon cher Stéphane Germain qui décrit dans notre dossier cette diabolique roue de hamster, pourquoi s’arrêterait-elle de tourner ? N’avons-nous pas toujours réussi à embobiner nos créanciers – un peu de séduction, un zeste de chantage au fascisme et/ou à l’effondrement ? À l’instar de Nicolas Baverez (interrogé par Jean-Baptiste Roques), tous les analystes répètent que ça ne peut pas durer. Et ça dure. Si ça se trouve, nous pourrions encore retarder l’heure des comptes, gratter quelques années à nous complaire dans la morne illusion de la vie à crédit. Sauf que, même dans le plus rutilant des supermarchés, on finit par s’ennuyer. Et qu’à la fin, on passe toujours à la caisse.
[1] Et Abel Quentin dans son dernier roman, Cabane, dont je parlerai plus tard.