Le spectacle d’ouverture du Festival d’Avignon est toujours un événement : c’est le seul qui incite le grand public, c’est-à-dire celui qui ne va quasiment jamais au théâtre, à s’intéresser quelques instants à cet art quelque peu malmené par les nouvelles pratiques culturelles.
On en parle en bonne place dans les gazettes, avant de laisser les critiques spécialisés raconter le reste du Festival dans un espace chaque année plus réduit et dans un langage de plus en plus abscons.
Cette année, l’honneur d’ouvrir le bal échut au cinéaste israélien Amos Gitaï, qui faisait une entrée annoncée comme fracassante dans le spectacle vivant avec une pièce intitulée La guerre des fils des lumières contre les fils des ténèbres. Ce titre emprunté aux écrits esséniens des manuscrits de la mer Morte se substitue à l’intitulé véritable de l’ouvrage dont Gitaï a tenté l’adaptation à la scène : La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe.
Une agoraphobie croissante avec l’âge m’empêchant de fréquenter des lieux festivaliers tels qu’Avignon, je ne vais pas vous faire ici un compte-rendu de ce spectacle. D’ailleurs, même si j’étais descendu dans le midi à des fins culturelles, il est peu probable que le nom de Gitaï eût suffi à me précipiter dans la foule avignonnaise. J’éprouve beaucoup d’admiration pour Amos Gitaï, non pas pour son œuvre cinématographique qui s’étage de nulle à moyenne sur mon échelle personnelle de qualité, mais pour son aptitude à naviguer dans les eaux agitées de l’establishment culturel français. Nos éminences du monde des arts et de l’avance sur recette voient en lui le chef de file d’un cinéma israélien dont il n’est qu’un tâcheron besogneux. Et le financent en conséquence.
Je dis cela avec d’autant plus de sérénité que le spectacle présenté par Gitaï en Avignon est d’ores et déjà assuré d’une carrière prestigieuse le conduisant cet été de Barcelone à Istanbul en passant par le Festival d’Epidaure. La lecture des critiques de la représentation d’Avignon, des éreintages sans nuances à l’exception d’Armelle Héliot du Figaro, donne à penser que Gitaï est aussi lourd à la scène qu’à l’écran. Le texte de Josèphe est lu par Jeanne Moreau dans un lieu censé évoquer Jérusalem, la carrière de Boulbon étant peuplée pour l’occasion de tailleurs de pierre parlant arabe, avec des interventions ponctuelles d’un Vespasien parlant l’anglais d’Amérique, d’un Titus causant français, d’un grand-prêtre juif parlant hébreu : bonjour le clin d’œil appuyé à une situation politique dont tout le monde est sommé de comprendre qu’elle n’est pas totalement étrangère à ce qui se passe actuellement là où vous savez.
Charitablement, les critiques habituels sauvent Jeanne Moreau de ce naufrage, mais on est fondé à se demander si ce n’est pas par respect pour la longue carrière de la grande actrice. On se souvient des dernières prestations pathétiques de Charles Trenet ou Stéphane Grappelli qui furent épargnés par les pitbulls dactylographes en raison de leur grand âge et de leurs mérites passés.
Il y a une chose, pourtant, que l’on ne peut ôter à Gitaï : une certaine aptitude à dégotter les bons sujets, quitte à les bousiller de telle façon que plus personne ne puisse s’en emparer avant des décennies. Car ce personnage de Flavius Josèphe est fascinant: né Joseph ben Mattyahou, issu d’une famille de hauts prêtres de Jérusalem, passé à l’ennemi romain à l’époque de la destruction du Temple par Titus, et chroniqueur stipendié par Rome de cette Guerre des Juifs, il n’est pourtant pas un traître ordinaire, ni un collabo de bas étage. C’est d’abord un as de la survie dans une époque où les ennemis vaincus étaient voués à des morts aussi atroces que spectaculaires. Il aurait pu finir comme Eleazar à Massada, se donnant la mort après avoir tué ses derniers compagnons d’armes avant l’assaut final des légions romaines. Quelques années plus tôt, alors que le futur Flavius Josephe était le chef de la résistance juive contre les Romains en Galilée, les derniers défenseurs de la citadelle de Jotapata (aujourd’hui Yodfat) décidèrent de se donner mutuellement la mort avant d’être capturés. Le sort fut favorable à Joseph qui tira l’avant-dernier numéro et persuada son meurtrier potentiel que c’était un crime pour un juif de tuer un autre juif…
Prisonnier de Vespasien à Césarée, il obtient sa clémence en lui prédisant qu’il allait devenir empereur à Rome, ce qui fait toujours plaisir lorsque les choses sont présentées de manière assez habile pour être crédibles. Sa prophétie s’étant réalisée, il agit de même auprès de Titus, laissé en Judée par son empereur de père pour en finir avec la révolte des Zélotes retranchés dans Jérusalem. Après avoir tenté, sans succès de persuader les défenseurs du Temple de se rendre pour sauver l’essentiel, Joseph se fait le chroniqueur minutieux de ces événements qui s’achèveront avec la chute de Massada, dernier bastion des insurgés juifs après la destruction de Jérusalem.
Exilé à Alexandrie, puis à Rome où il changera de nom pour rejoindre la clientèle des Flaviens, Joseph devint un citoyen romain sans pour autant renier la foi de ses ancêtres, à la différence, par exemple, d’un Tibère Alexander, un Juif qui devint propréteur d’Egypte et persécuteur implacable de ses ex-coreligionnaires. Aujourd’hui, on dirait que Josèphe appartenait à la tendance « réaliste » de l’élite politique juive de son temps, qui pensait qu’un compromis avec l’hyper-puissance de l’époque était la seule façon d’assurer la pérennité de ce peuple et de cette foi sur la terre de ses ancêtres. C’est son incapacité à faire triompher son point de vue parmi les siens qui le rejeta dans le camp de l’ennemi. Là, il fut suffisamment rusé pour faire avaler aux commanditaires de ses écrits l’idée que tresser des louanges aux vaincus pour leur courage, leur sens du sacrifice et leur hauteur spirituelle ne ferait qu’ajouter à la gloire des vainqueurs.
À la fin de sa vie, il s’attacha à réfuter les écrits antijuifs de quelques philosophes grecs de son temps, notamment dans un Contre Appion, dont on doit une traduction française à Léon Blum. Ce personnage mérite donc que nous lui accordions quelques instants de notre été, sans qu’il soit pour autant nécessaire d’échafauder des analogies oiseuses avec ce qui se passe aujourd’hui dans la région. La situation géopolitique du premier siècle de notre ère vaut d’être regardée pour ce qu’elle fut, et non pas comme une métaphore de ce qui allait se produire deux mille ans plus tard. Le mieux, bien sûr, est de se rendre directement au texte de Josèphe sans passer par la case Gitaï. Pour ceux qui ont horreur de tout ce qui peut ressembler à des devoirs de vacances, la biographie romancée, style péplum gore, Flavius Joséphe de Patrick Banon, reste fidèle à l’esprit de son héros éponyme, dans un déluge de feu, de sang et de fureur. Cet ouvrage aurait très bien pu être adapté à Avignon, avec beaucoup d’effets spéciaux, d’hémoglobine, de scènes de viols et de massacres en pagaille. Ce sera pour une prochaine fois.
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