C’était en 1973. La regrettée Etta James retrouvait le chemin des charts après le relatif insuccès de « Money (that’s what I want) », le moins regretté Kadhafi lançait avec enthousiasme sa Révolution populaire, la Stasi venait d’obtenir le droit officiel de tirer sur quiconque franchirait le mur de Berlin, et Jacques Lacan, toujours superbe en costume à carreaux, lâchait son fameux « Joyce, ce n’est certainement pas traductible en chinois » (Séminaire XX, page 37).
Comme il est intéressant de vivre en 2013. Jugez plutôt : non seulement Finnegans Wake vient d’être traduit dans cette langue, mais les Chinois s’accrochent à ce roman réputé illisible comme la tique sur la peau d’un chien.
Best-seller à Shanghaï, Jimmy Joyce ? L’affaire a tout l’air d’une farce, mais les témoignages locaux sont formels. Les étudiants affluent, les queues s’allongent, les libraires n’en reviennent pas. L’éditeur, un homme plutôt petit dont le nom ne vous dira rien (Wang Weisong), se frotte les mains. Et dire que ce businessman a cru bon de lancer une campagne d’affichage pour vanter les mérites du plus catholique des écrivains illisibles… Si ce n’est pas du flair, ça.
Naturellement, nos confrères s’interrogent. Si le péquin moyen n’entrave que pouic, comment expliquer la courbe des ventes ? Pour les uns, l’explication relève de la sociologie bourdivine. Les Chinois seraient devenus bourgeois, et, ce faisant, vaniteux (bienvenus au club !). Pour les autres, l’affaire tiendrait du défi sportif : avaler le plus grand nombre de pages sans comprendre. Une chose est sûre: la traductrice s’est bien gardée de faciliter la tâche du lecteur. « Je ne serais pas fidèle à l’intention originale du roman si ma traduction était facile.« , déclare-t-elle. Sage parole, qui nous rappelle que la compréhension n’occupera jamais qu’une place secondaire, pour ne pas dire accessoire, dans cette aventure. Doit-on étendre cette remarque aux femmes, à l’amour, et à la vie elle-même ? Ce ne serait pas une mauvaise idée.
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