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Alain Finkielkraut: « Mai 68 n’était pas une révolution, c’était une interruption »

L'essentiel de L'Esprit de l'escalier avec Alain Finkielkraut


Alain Finkielkraut: « Mai 68 n’était pas une révolution, c’était une interruption »
Alain Finkielkraut, septembre 2017. ©Hannah ASSOULINE/Opale/Leemage

L’essentiel de L’Esprit de l’escalier avec Alain Finkielkraut


L’anniversaire de mai 68 

J’ai 68 ans et comme beaucoup de garçons et de filles de mon âge, j’ai « fait 68 ». Je n’étais pas un chef, j’étais un sans-grade, un protagoniste obscur, un étudiant parmi des milliers d’autres. J’ai défilé, j’ai chanté (faux) les chants révolutionnaires, avec une préférence marquée pour Bella Ciao, j’ai participé à des AG. Je ne tire de tout cela ni gloire ni honte. Mais face à la déferlante commémorative qui nous submerge, je voudrais qu’on rende à l’événement sa juste proportion. Un peu de modestie s’impose, on s’est poussé du col alors et je regrette que l’on recommence aujourd’hui. Pour oublier que nous étions des enfants gâtés de l’histoire, nous nous sommes raconté des histoires. Nous rêvions tout éveillés, nous fantasmions, nous les baby-boomers, un destin épique. Mais certains d’entre nous avaient beau scander « CRS-SS », nous ne sommes pas entrés en résistance. Nous n’avons pas pris le palais d’Hiver, nous n’avons pas fait la révolution. Mai 68 n’a dévoré ni ses ennemis ni ses enfants. Ce n’était pas une révolution, c’était, et de cela on peut en avoir la nostalgie, une interruption. Métro, boulot, dodo, la vie suivait son cours et tout d’un coup le temps a été suspendu. On a levé la tête et la conversation a rempli l’espace normalement dévolu aux transports. J’en conserve un souvenir ému et, sur ce point, je suis d’accord avec Maurice Blanchot : « Quoi qu’en disent les détracteurs de Mai, ce fut un beau moment lorsque chacun pouvait parler à l’autre, anonyme, impersonnel, homme parmi les hommes, accueilli sans autre justification que d’être un homme. » Et je continue à aimer des slogans comme : « Parlez avec vos voisins », « Il faut discuter partout et avec tous », même si, en bénéficiaire reconnaissant de la liberté des Modernes, j’apprécie à leur juste valeur le silence et la tranquillité.

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Mais il y a d’autres slogans qui me révulsent d’autant plus aujourd’hui qu’ils ont été suivis d’effets et que ces effets ont été dévastateurs : « L’éducateur doit être lui-même éduqué », « Professeurs, vous nous faites vieillir », « Ne dites plus “Monsieur le professeur”, dites “crève salope” », « Professeur, vous êtes aussi vieux que votre culture, votre modernisme n’est que la modernisation de la police ». En 1968, les jeunes sont apparus en majesté sur la scène du monde et ont dénoncé avec force l’autorité comme une modalité de la domination. Du printemps de Mai date la confusion du maître qui enseigne avec celui qui opprime. Dans la foulée de la grande révolte, Ricœur, qui était à l’époque président de l’université de Nanterre, a reçu sur la tête le contenu d’une poubelle. Et au lieu de tirer la leçon de cette barbarie, l’institution a entériné le contresens qui l’a rendue possible. De ce que la philosophie des Lumières nous a appris à considérer comme le propre de l’homme : penser et agir par soi-même, l’école a fait non plus le fruit d’une maturation, mais une propriété naturelle et même native. Dès lors, les enfants et les jeunes sont devenus « les acteurs de leur propre éducation » et l’autorisation a succédé à l’autorité. Pour la pédagogie issue de Mai 68, les enseignants doivent impérativement descendre de leur piédestal et, le plus tôt possible, mettre les élèves en situation de s’exprimer. On donne désormais la parole avant de donner la langue. Ainsi meurt le français dans son pays lui-même.

Mai 68, c’est aussi le triomphe de la spontanéité sur les conventions et les bienséances. On laisse les manières à la bourgeoisie expirante, on ne s’embarrasse plus de formes, on se défait de l’étiquette et des salamalecs, on affranchit la vie des contraintes du savoir-vivre, on liquide les derniers vestiges de la société hiérarchique. Dans l’univers de l’égalité, tout le monde devrait pouvoir être soi-même sans faire de chichis. C’est le début de la fin de la cravate. Le guindé fait place au cool. Seulement voilà : la spontanéité n’est pas toujours cool. Elle peut être brutale. Voici que, des injures aux crachats, de l’empiétement sur le domaine d’autrui, par des comportements toujours plus bruyants et péremptoires, aux agressions contre les détenteurs de l’autorité qui se sont multipliées depuis la poubelle de Ricœur, les incivilités envahissent l’espace et pourrissent l’existence. La civilité nous revient par l’intermédiaire de son antonyme et nous nous apercevons que l’inhibition n’est pas un rappel à l’ordre, comme on le disait en 1968, c’est un rappel à l’autre.

Pour ses nombreux laudateurs, Mai 68 est un événement planétaire. Dans le chapitre de L’Histoire mondiale de la France qui porte sur cette grande césure, Ludivine Bantigny affirme qu’une même contestation visait partout l’ordre établi et que dans le mouvement étudiant parisien on savait ce qui se passait à Berlin, à Trente, à Louvain, et on était en phase aussi avec les événements de Prague ou de Varsovie. Eh bien c’est faux, on n’était pas en phase, on projetait. Kundera l’a dit, mais qui écoute encore aujourd’hui Kundera ? Mai 68, écrit-il, « c’était une révolte des jeunes. L’initiative du Printemps de Prague était entre les mains d’adultes qui fondaient leur action sur leur expérience et leur déception historique. La jeunesse, certes, a joué un rôle important dans ce Printemps, mais non prédominant. Prétendre le contraire est un mythe fabriqué a posteriori en vue d’annexer le Printemps de Prague à la pléiade des révoltes estudiantines mondiales. » Et Kundera poursuit cette très éclairante comparaison : « Le Mai parisien mettait en cause ce qu’on appelle la culture européenne et ses valeurs traditionnelles. Le Printemps de Prague, c’était une défense passionnée de la tradition culturelle européenne dans son sens le plus large et le plus tolérant du terme, la défense autant du christianisme que de l’art moderne, tous deux niés pareillement par le pouvoir. » Le mot même de tradition hérissait les soixante-huitards et même les faisait éclater de rire. « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi », disaient-ils. L’antiélitisme a commencé alors sa fulgurante carrière. La notion même de culture était contestée au nom de l’équivalence des goûts, des pratiques et des discours. Le pas était ainsi franchi, de la grande proclamation émancipatrice, tous les hommes sont égaux, à l’affirmation nihiliste, tout est égal. Kundera rappelle que ce sont les films, le théâtre, la littérature qui ont, tout au long des années 1960, préparé le Printemps de Prague, et que c’est l’interdiction à Varsovie d’une pièce de Mickiewicz, le grand poète romantique polonais, qui a déclenché la révolte des étudiants. Commentaire de Kundera : « Ce mariage heureux de la culture et de la vie marque les révoltes centre-européennes d’une inimitable beauté dont nous, qui les avons vécues, restons envoûtés à jamais. »

Nous n’avons pas vécu ces moments extraordinaires mais, à l’occasion du cinquantenaire, nous aurions pu essayer d’en recueillir le sens. Tel n’a pas été le cas. L’occasion de sortir du nihilisme n’a pas été saisie, car les cosmopolites autoproclamés, qui revendiquent l’héritage de 68, sont en fait des provincialistes. Ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez.

Mireille Knoll

Le 26 février 2006 a eu lieu une manifestation à la mémoire d’Ilan Halimi qui, après une longue séquestration et de terribles tortures, venait d’être assassiné par le « Gang des barbares ». J’y étais et j’ai constaté que derrière les représentants des principales forces politiques du pays, il n’y avait pratiquement que des Juifs. Nous étions entre nous, impitoyablement communautarisés par les autres Français qui ne voyaient pas une cause à défendre dans ce fait divers atroce. Certains devaient penser que le mobile des tueurs n’était pas l’antisémitisme, mais l’appât du gain. Les habitués gauchistes des manifestations, quant à eux, ne voulaient pas défiler derrière le CRIF, ce « lobby sioniste », comme ils disent, et les assassins n’avaient pas, à leurs yeux, le bon profil identitaire. Ils ne se seraient pas fait prier s’il s’était agi de nervis du Front national, mais l’antifascisme était pris à contrepied, et ils ne voulaient surtout pas stigmatiser, à travers les tortionnaires d’Ilan Halimi, la jeunesse en déshérence des quartiers dits « populaires ». À la tristesse du deuil s’ajoutait la mélancolie du délaissement.

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Pour Mireille Knoll, assassinée dans son appartement parisien soixante-dix ans après avoir échappé à la rafle du Vél’ d’Hiv, les Juifs n’étaient plus seuls. C’était, pour quelques-uns d’entre nous, un réconfort. Pas pour tous : le président du CRIF a fait savoir que les représentants du Front national et de la France insoumise n’étaient pas les bienvenus à cette marche blanche, et des jeunes gens excités de la Ligue de défense juive ont, par leurs insultes, contraint la police à exfiltrer les uns et les autres de la manifestation. Il était indigne de rompre ainsi le silence du deuil et il ne revenait pas aux Juifs de briser l’unité républicaine contre la barbarie qui les vise.

Si le parti de la France insoumise était en tous points sur la même ligne que les Indigènes de la République, il aurait dénoncé le caractère « sioniste » de cette mobilisation. Mélenchon a fait un autre choix, il faut s’en féliciter. Le Front national n’est plus un parti antisémite, même s’il y a encore des dinosaures pétainistes et révisionnistes comme Bruno Gollnisch en son sein. Ce ne sont pas les militants du Front national qui crient « Mort aux Juifs ! » dans les rues de Paris. Nous devons en prendre acte, au lieu d’habiller ce parti d’oripeaux qu’il ne porte plus.

Qu’on m’entende bien : je n’ai aucune indulgence ni pour le Front national ni pour la France insoumise. Le parti de Marine Le Pen n’est plus fasciste, mais c’est un parti poutino-trumpiste, deux raisons pour le combattre. Quant à Mélenchon, je n’oublie pas qu’il a osé dénoncer les prétendues accointances de Manuel Valls avec l’extrême droite israélienne, et si je l’avais oublié, le texte qu’il a publié sur son blog le lendemain de la marche pour Mireille Knoll m’aurait rafraîchi la mémoire. Mélenchon présente la Ligue de défense juive comme une milice du CRIF, ce qui, je cite ici Richard Prasquier, est un « stupéfiant mensonge. Tous les présidents du CRIF, depuis une vingtaine d’années, ont été traînés dans la boue par ce groupuscule. » Il affirme aussi que, selon le CRIF, « pour défendre la France, il faut être solidaire de la politique d’un État étranger et des crimes de son gouvernement ». Et il fait cet étrange aveu : « J’ai la prudence de ne pas écrire davantage ce que je pense quant au fond sur le danger qu’est, pour la patrie républicaine, ce type de communautarisme. » Que nous dirait-il, Mélenchon, s’il n’était pas retenu par cet interdit prudentiel ? En tout cas, il ne s’est jamais montré aussi agressif envers le communautarisme islamique. Il soigne son électorat, et quand il invoque la laïcité, c’est pour mieux pourfendre le concordat d’Alsace-Moselle. Il faut donc rester sur le qui-vive, mais aucune organisation juive n’a le droit de s’ériger en propriétaire de l’émotion suscitée par la mort de Mireille Knoll. Cette émotion n’est pas privatisable, on ne peut en exclure 40 % de l’électorat, c’est ce qu’a dit le fils de Mireille Knoll, et je le dis ici après lui.

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Causeur #57 - Mai 2018

Article extrait du Magazine Causeur




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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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