Alain Finkielkraut à l’Académie française. Que ses confrères prennent garde, le nouvel académicien risque d’oublier que l’épée qui complète l’habit vert n’est qu’un ornement dont il n’est pas coutumier de se servir. Incongrue à première vue, tellement l’idée que je me suis toujours fait de ce bretteur remuant colle mal à l’institution, son élection n’en est pas moins logique. Après tout, les « Immortels » ont coopté un écrivain talentueux, un défenseur passionné de la langue française, un amoureux de la littérature, et cela devrait suffire.
Cependant, ils ont élu aussi un homme de conviction, un intellectuel et un polémiste, et c’est tout à leur honneur. Certes, tous n’ont pas été heureux de l’accueillir en leur sein. Il paraît que huit, parmi eux, ont choisi d’orner d’une croix leur bulletin de vote en signe de grand déplaisir. Dans une institution connue pour être un bastion de progressisme, Le Monde m’informe que ces censeurs considèrent le philosophe par trop « réactionnaire », un fourrier du lepénisme, handicapé de surcroît par une personnalité « clivante ». Outre que cet adjectif est un barbarisme, il faut rappeler à ces imbéciles qu’un intellectuel est « clivant » par définition et profession. Mais bon, de minimis non curat praetor…
Oui, on pourrait se contenter d’un haussement d’épaules ; après tout, Alain Finkielkraut a été élu dès le premier tour, et ses amis ont dit publiquement ce qu’il fallait dire. On aurait tort, car, pour absurdes et illégitimes qu’elles soient, les critiques de ces valeureux anonymes n’en sont pas moins révélatrices d’un état d’esprit. Un état d’esprit maléfique, contre lequel l’essayiste ne cesse de ferrailler. Or, je suppose que, dans le procès en réaction intenté à Alain Finkielkraut, le moindre des chefs d’accusation n’est pas son « sionisme ». C’est cette accusation, en vérité aussi justifiée dans les faits que monstrueuse aux yeux de ses détracteurs, que je veux évoquer ici.
Car, en effet, Finkielkraut est « sioniste ».[access capability= »lire_inedits »] Enfin, cela dépend de ce que l’on entend par là. « Si j’étais sioniste, a-t-il déclaré un jour, j’irais vivre en Israël. » Mais foin de subtilités. Il aime Israël, s’identifie à son peuple et le défend avec vigueur chaque fois qu’il lui semble être vicieusement attaqué. Je suppose que cela suffit à faire de lui un sioniste.
J’ai d’ailleurs rencontré Alain Finkielkraut pour la première fois en Israël, au début des années 80 du siècle passé, dans un colloque sur les relations entre juifs israéliens et diasporiques organisé par un institut local. Dans la délégation française figuraient Jacques Tarnero, Gérard Rabinovitch, et aussi Daniel Lindenberg, qui allait s’illustrer plus tard avec un pamphlet assez lamentable, où le censeur autoproclamé du progressisme proposait à la vindicte de l’opinion une liste de « nouveaux réactionnaires » dont, bien évidemment, Finkielkraut.
Alain venait de publier Le Juif imaginaire, qui m’avait fait forte impression, et j’avais hâte de le rencontrer. Non sans appréhension : il est rare de ne pas être déçu par l’homme qui se cache derrière un livre qu’on a aimé. Je ne l’ai pas été. Il me paraissait sorti tout droit de son essai, avec ce mélange de rigueur intellectuelle, de probité pouvant aller jusqu’à la brutalité, de passion fiévreuse et, oui, de style. Il me semble que tout son parcours, sionisme compris, s’y trouve en filigrane, dans ce qu’il y décrit comme « le passage, jamais tout à fait accompli, de l’ostentation à la fidélité ». Certains, pas nécessairement hostiles, lui ont reproché d’avoir, depuis,fait le chemin en sens inverse. Je pense qu’ils se trompent.
En fait, sur Israël et le sionisme comme sur le reste, il souffre d’un phénomène répandu dans la société du spectacle qu’il ne cesse de dénoncer : il est jugé moins sur ce qu’il dit et écrit que sur ce qu’il est, ou plutôt sur ce qu’on pense qu’il est. Il se dit intellectuel juif et français, le voici communautariste, lui qui prêche pour le droit inaliénable à l’amour contre l’enfermement communautaire, et qui a joint le geste à la parole. Il se fait le propagandiste d’une École républicaine et d’une société intégrée d’égaux, moules démocratiques d’où il est lui-même issu, et on le soupçonne de racisme. Au Proche-Orient, il prône le démantèlement des colonies en Cisjordanie et défend avec constance la création d’un État palestinien, et l’on n’a de cesse de le ranger parmi les jusqu’au-boutistes du « Grand Israël ». En Israël, il serait un membre d’honneur du « camp de la paix ». En France, parce que l’auteur de La Réprobation d’Israël (1983) ne supporte pas l’amalgame entre la critique légitime des agissements du gouvernement d’Israël et l’assaut contre la légitimité de l’État juif, ce signataire de l’« appel à la raison » du JCall[1. J Call est un « appel à la raison » lancé par plusieurs organisations européennes pour la paix au Proche Orient au printemps 2010. Il a suscité une réplique d’associations et de personnalités juives intitulé « Raison garder ».] passe pour un suppôt de Nétanyahou.
Suis-je d’accord avec tout ce qu’il dit, et avec la manière dont il le dit ? Non, sans doute, mais quelle importance ! Il est entendu que nul n’est prophète en son pays. C’est que les prophètes sont embêtants : ils vous forcent à penser par vous-même alors qu’on a plutôt envie de ronronner avec la multitude. De toute manière, il n’y peut rien, ce sont la voie et la voix qu’il s’est choisies. Pour notre inconfort, notre profit et notre plaisir.
Pour l’heure, sa tâche la plus ardue est de préparer son discours de réception à l’Académie française. Prononcer l’éloge de Félicien Marceau, un collabo condamné dans son pays, quelle gageure pour un fils de déporté ! Et oui, mon cher Alain, l’immortalité ne va pas sans quelque servitude…[/access]
*Photo : LANCELOT FREDERIC/ SIPA/SIPA .00679604_000010.
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