Le discours de François Hollande au Panthéon (31 mai)
Élisabeth Lévy. Je m’attendais à ce que l’entrée au Panthéon de Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay soit un grand moment de pathos résistant. Si j’en crois les sondages, seuls 20 % des Français ont trouvé que François Hollande a prononcé un grand discours à cette occasion, tandis que les commentateurs ont réservé au verbe présidentiel un accueil plutôt goguenard. Avez-vous senti souffler le vent de l’histoire en écoutant le chef de l’État ?
Alain Finkielkraut. Dans les siècles aristocratiques, l’idée de grandeur était préemptée par la gloire militaire. Les statues de Louis le Grand le représentaient à cheval avec tout l’attirail du guerrier. Mais quand le marquis de Pasteret invente pour le Panthéon la devise « Aux Grands Hommes la Patrie reconnaissante », son modèle, c’est Fénelon, qui va à pied et qui interroge en bon père les paysans qu’il rencontre. Voltaire a donné la formule de cette mutation : « J’appelle Grands Hommes ceux qui ont excellé dans l’utile et l’agréable. Les saccageurs de provinces ne sont que héros. »[access capability= »lire_inedits »]
Les Lumières misaient, pour améliorer le sort des hommes, sur les progrès de la civilisation et voulaient donc ouvrir, contre l’instinct belliqueux, une nouvelle époque de la gloire. « Aux batailles, écrira encore Victor Hugo, succéderont les découvertes ; les peuples ne conquerront plus, ils grandiront et s’éclaireront ; on ne sera plus des guerriers, on sera des travailleurs. »
En faisant la part belle aux savants et aux hommes de lettres, le Panthéon a été longtemps une « École normale des morts », selon la formule plaisante d’André Billy.
Mais voici le paradoxe : quand on veut faire l’inventaire des hommes et des femmes remarquables du xxe siècle, ce sont spontanément des noms de héros qui viennent à l’esprit. Fénelon a détrôné Louis XIV. Mais personne ne pourra jamais détrôner Jean Moulin. Nous avons beau être férus de psychanalyse et chercher dans l’inconscient la vérité de l’être, l’histoire qui nous précède et nous surplombe nous fait dire avec Sartre : « Le secret d’un homme, ce n’est pas son complexe d’Œdipe, c’est son pouvoir de résistance aux supplices et à la mort. » Et nous honorons, en tout premier lieu, ceux et celles qui ont passé victorieusement cette épreuve. Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Pierre Brossolette, Jean Zay : quatre héros de la Résistance sont entrés au Panthéon, et le mot le plus fréquemment employé par François Hollande, dans une oraison où planait la grande ombre d’André Malraux, fut le mot « courage ». Car Voltaire peut bien nous inviter à cultiver notre jardin, si un Hitler surgit, d’autres qualités sont requises, et l’héroïsme occupe à nouveau le terrain de la grandeur.
Le problème, c’est qu’il tend à l’occuper seul, car il est plus en phase avec les normes de la société du spectacle que l’art, la science, la philosophie, la littérature et toutes les grandeurs de l’esprit. Quel flop c’eût été si François Hollande avait choisi de faire entrer au Panthéon Vuillard, Ravel ou Supervielle ! Imaginez pourtant le président de la République qui s’adresse à la foule massée sur l’esplanade et qui, après l’inévitable « Entre ici Jules Supervielle », conclut son éloge par la lecture de ce poème en prose : « Soudain je me sentis comblé. J’étais devenu un rhinocéros et trottais dans la brousse. Moi si vulnérable d’habitude, je pouvais enfin affronter la lutte pour la vie avec de grandes chances de succès. Ma métamorphose me paraissait tout à fait réussie jusqu’en ses profondeurs et tournait au chef-d’œuvre, lorsque j’entendis distinctement deux vers de Mallarmé dans la tête dure et cornée. Décidément, tout était à recommencer. » Quelle fierté ressentirions-nous d’être et de parler français !
La polémique Valls à Berlin (14 juin 2015)
Élisabeth Lévy. Sans doute avez-vous regardé la finale de la Ligue des champions Barça-Juventus le 6 juin à la télévision, eh bien, vous auriez dû inviter le Premier ministre, il aurait passé une meilleure soirée et, surtout, elle lui aurait coûté moins cher ! Manuel Valls risque de payer au prix fort, en termes politiques, ce voyage à Berlin que Le Monde et Libération décrivent en chœur comme une faute. Partagez-vous l’indignation des commentateurs ?
Alain Finkielkraut. Depuis la glorieuse anaphore du président Hollande « Moi, président de la République… », le gouvernement a voulu afficher sa rupture avec les dérèglements et les débordements de l’ère sarkozyste. Par son aller-retour Paris-Berlin-Paris, Manuel Valls a manqué à cette promesse. Il a transgressé ses propres règles. Ce n’est pas moi qui le condamne, ce sont les critères qu’il a lui-même fixés. Et les socialistes divisés, déboussolés, inquiets, sont fondés à juger cavalier et désinvolte le choix d’abandonner le congrès de leur parti en crise pour un match de football.
Mais quand bien même on qualifierait ce voyage de faute, et pas seulement d’erreur ou de maladresse, il y a quelque chose de navrant et de ridicule dans l’importance que lui ont accordée tous les grands médias. Le bavardage sur la bévue de Valls a rempli l’espace au détriment des convulsions de l’histoire, et notamment de la prise de Syrte, la ville natale de Kadhafi, par Daesh. La politique, c’est le souci du monde. Avec l’État islamique aux portes de l’Europe, le monde prend une tournure de plus en plus inquiétante et la France mediapartisée vit au rythme des minuscules scandales hexagonaux. Cette insouciance dans l’indignation donne le vertige…
Mais il y a d’autres choses à dire sur cette équipée sportive, et c’est Renaud Camus qui les a formulées dans une page de son journal en ligne qu’un ami a eu la gentillesse de me mettre sous les yeux : « Je ne trouve pas digne du chef de gouvernement d’un grand pays d’aller se compromettre, et le lendemain encore au stade Roland-Garros, dans ces milieux du sport-spectacle qui sont gangrenés jusqu’à la moelle et se trouvent à l’épicentre de l’industrie de l’hébétude. Le seul sport que devrait soutenir, selon moi, un homme d’État, et tâcher de répandre dans la nation, c’est l’exercice personnel, individuel, ou bien, pour les activités collectives, les jeux, parties et tournois des équipes d’amateurs. »
J’aime encore le sport-spectacle, mais il se corrompt à une telle vitesse que je dois donner raison à Renaud Camus, et je regrette comme lui que le grief adressé au Premier ministre porte non sur cette déchéance mais sur les 17 000 euros mis indûment à la charge du contribuable par l’usage d’un avion Falcone de fonction pour ce qui ne serait qu’un voyage privé. Et c’est là que Renaud Camus touche le plus juste. « La télévision, en guise de vertueuse contre-épreuve, exposait largement les usages scandinaves, où la moindre dépense de ministre ou de haut fonctionnaire est épluchée à la demi-couronne près, et où un membre du gouvernement peut perdre sa place pour une boîte de chocolats payée de travers. Je crois n’être pas suspect de “scandinavophobie” – et, en effet, il a consacré deux volumes des Demeures de l’esprit à la Suède, à la Norvège et au Danemark –, mais je dois dire trouver parfaitement ridicule et même pire, le mot qui me vient à l’esprit est “minable”, que j’essaie en général d’éviter, cette surveillance épicière et tatillonne. Ce qui s’observe et s’exerce là, une fois de plus sous couvert de rigueur démocratique et comptable, c’est la dictature de la petite bourgeoisie. Cette classe acrimonieuse et tyrannique ne peut pas supporter qu’on ne soit pas comme elle, qu’on ne vive pas comme elle, surtout si on lui appartient – or tout le monde lui appartient, au moins culturellement, elle y veille –, elle veut, pour la gouverner, des petits bourgeois exemplaires, non par la vertu mais par la médiocrité de destin. »
J’essaie, autant que possible, de penser par moi-même, mais j’ai besoin des autres, et par exemple de Renaud Camus, pour avoir ce que Kant appelait une « pensée élargie ». Voilà pourquoi je le cite aujourd’hui si longuement. Et je lui laisse le soin de conclure : « Que Manuel Valls ait fait profiter ses fils de deux places vacantes dans son avion ministériel, je trouve cela plutôt sympathique et gentil, personnellement, en tout cas, ce n’est pas du tout ce que je lui reproche. »
Les sujets du bac (2 juillet)
C’est une tradition, la dissertation de philosophie donne le coup d’envoi des épreuves du bac. Voici les quatre sujets entre lesquels vous devrez choisir. « Une œuvre d’art a-t-elle toujours un sens ? » ; « La politique échappe-t-elle à l’exigence de vérité ? » ; « Suis-je ce que mon passé a fait de moi ? » ; « Respecter tout être vivant : est-ce un devoir moral ? » Alors, lequel choisissez-vous ?
Un aveu pour commencer : à chaque fois que je me retrouve devant un sujet de philosophie du baccalauréat, de licence ou d’agrégation, je me souviens que j’ai choisi les lettres pour éviter la panique du tête-à-tête avec les grandes questions. Mais comme je suis un grand garçon, je prends mon courage à deux mains, je me raisonne et je choisis : « Suis-je ce que mon passé a fait de moi ? » À cette question, l’homme moderne répond spontanément « non ». Il se définit en effet comme sujet, c’est-à-dire par sa capacité à penser par lui-même et à façonner son propre destin. Il est l’auteur conscient et responsable de ses paroles et de ses actes, leur fondement, leur subjectum. Il est, dira en substance Sartre, non ce que son passé fait de lui, mais ce qu’il fait, dans une situation donnée, de lui-même. Son histoire n’est pas son code. Son être est liberté. Mais cette fière définition, héritée par Sartre de Descartes et des Lumières, a été ébranlée au xxe siècle par la grande découverte de l’inconscient. Le moi n’est pas maître dans sa propre maison, nous apprend la psychanalyse. Les grands garçons restent des petits enfants. « Nul mieux que Freud, écrit Ricœur, n’a été sensible à ce tragique de l’arriération. » L’auteur de L’Interprétation des rêves reste cependant un homme des Lumières : « Là où était le ça, le je doit advenir. » J’adhère à ce programme, mais il me semble que ce ne sont pas seulement les figures du père, de la mère, du frère, de la sœur, et la crise œdipienne qui nous font ce que nous sommes, ce sont aussi les rencontres, les découvertes, les lectures, les aléas, toutes les facettes du Dehors, et j’aime cette phrase de Nathalie Sarthou-Lajus : « L’expérience amoureuse est l’occasion unique pour le sujet de découvrir dans la dépendance la vérité de sa condition. » (L’éthique de la dette, PUF)
Mais, pour répondre entièrement à la question, il faut désinvidualiser et défamiliariser le pronom possessif. Mon passé, c’est aussi la langue que je parle, l’histoire dans laquelle je m’inscris. « L’homme, Messieurs, ne s’improvise pas. », disait Renan dans sa fameuse conférence « Qu’est-ce qu’une nation ? ». Et Régis Debray, plus récemment, dans son petit livre Le Glaive et le Code : « Dieu est cause de soi, Il ne tient que de Lui-même, Il n’a de dette envers personne et ce qu’Il sait, il ne l’a pas appris. Nous, nous sommes contraints. Nous produisons du neuf, oui, mais à partir de ce que nous avons reçu. Nous sommes incapables de nous auto-fonder, de nous auto-organiser, de nous auto-engendrer. »
De cette dette inaugurale, la subjectivité contemporaine ne veut rien avoir à connaître. La principale fédération de parents d’élèves, la FCPE, considère les enfants comme « les acteurs de leur éducation » et, contre le par-cœur et tous les exercices de mémoire, l’école favorise désormais la « créativité ». Mais, sans profondeur temporelle, la création est-elle simplement possible ? Pour être quelqu’un, pour avoir une personnalité singulière, il faut avoir un passé, et quand les élèves n’en ont plus, quand ils ne vivent qu’au présent, ils ont du mal à traiter les sujets de philosophie, et les examinateurs qui veulent les noter à leur valeur sont menacés de sanctions, car il faut à tout prix préserver la fiction d’un monde où les grandes questions ont encore un sens.[/access]
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*Photo: JEFFROY GUY/SIPA. 00710660_000006.
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