Par quelle étrange maladie de notre époque contemporaine Alain Finkielkraut est-il devenu, pour certains esprits experts en démonologie de bazar, l’autre nom du Malin ? Par quelle perversion de toutes les catégories a-t-on pu oublier qu’il est l’un de ceux qui, depuis maintenant quelques décennies, défend le plus ardemment la littérature, cet objet fragile, cette idée évanescente et complexe qui disparaît parfois et renaît où l’on ne l’attend pas ? Il est surtout l’un des premiers à avoir mis des mots sur ce mal contemporain qu’il a si bien nommé : la défaite de la pensée. Scandaleux, réactionnaire ! Oser dire que le saint Progrès n’est peut-être pas continu et que notre hyper-modernité déteste le savoir parce qu’elle méprise le passé ! C’est pourtant ce que nous constatons chaque jour, cette « insurrection contre les morts », cette prétention de l’individu contemporain qui ne supporte pas de se voir rappeler sa finitude.
En lisant Alain Finkielkraut, la jeune professeur que j’étais en 1999 a pu mettre des mots sur ses intuitions, nommer le mal qui rongeait une société française dont je découvrais la part sacrifiée. J’avais choisi d’enseigner à Épinay-sur-Seine parce que j’estimais que Ronsard et Racine, Hugo et Giono étaient, autant que mon patrimoine, celui de ces jeunes gens venus d’Algérie, du Mali, du Maroc ou du Sénégal pour devenir français. Et je comprenais que l’école avait depuis longtemps renoncé à cette idée.[access capability= »lire_inedits »]
On peut, bien sûr, caricaturer ces réflexions. On peut crier au lepénisme au motif que toute réticence devant la modernité triomphante serait en soi condamnable. Finkielkraut est donc en tête des listes d’intellectuels coupables qu’adore dresser la presse « démocrate ». Il y a ceux qui jugent intolérable que l’on s’oppose à l’indifférenciation du grand marché ouvert à tous vents et qui fustigent les « lignes Maginot » pour mieux applaudir l’entrée des chars du libéralisme vainqueur. Et puis il y a ceux qui s’étranglent que l’on ose écrire des mots tels qu’ « identité » ou « culture » pour autre chose que la célébration du multiculturalisme et des « diversités » de tous ordres.
Un ami très cher dont Alain Finkielkraut avait pu apprécier les deux premiers ouvrages, Nathanaël Dupré La Tour, caressait le projet d’un livre collectif : « Libres enfants de Finkielkraut ». Un hommage polyphonique dans lequel nous, encore trentenaires mais conservateurs ou réactionnaires assumés et joyeux, aurions raconté ce que nous devions à cette figure non pas tutélaire mais libre. Les uns auraient parlé de l’école, de la transmission. Les autres, de cette qualité si rare aujourd’hui : Alain Finkielkraut est sans doute le meilleur lecteur, car le plus sensible et le plus respectueux de ceux dont il parle. Et dans notre bibliothèque imaginaire, Un cœur intelligent figure en aussi bonne place que La Défaite de la pensée.
Ce livre en forme de tribut a malheureusement perdu son inspirateur, mais pas sa raison d’être. Et le collège qu’il aurait constitué vaut bien la noble Académie, car il prouve qu’Alain Finkielkraut, contre tous les clichés, est bien un auteur de jeunesse.[/access]
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