« Une grande victoire pour les lobbies du pétrole, des banques et du secteur de l’assurance-maladie privée » : c’est ainsi que le président américain a commenté la décision de la Cour suprême sur le financement politique. Décision qui vient couronner la cascade d’ennuis qui a tenu lieu de gâteau d’anniversaire à Barack Obama. Le 19 janvier, les démocrates ont perdu un siège sénatorial stratégique dans le Massachussetts et les Républicains disposent maintenant d’une minorité de blocage. Le 21, c’était Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des représentants, qui doutait publiquement des chances de la réforme de la santé – déjà déplumée – d’être adoptée par la Chambre basse. Autant dire que le président n’avait pas besoin de la baffe, complètement inattendue, que lui a allongée jeudi dernier la Cour suprême avec une jurisprudence révolutionnaire qui bouleverse les règles du financement de la politique américaine : les personnes morales peuvent se prévaloir de la liberté d’expression au même titre que les personnes physiques. Désormais les entreprises – ainsi que les associations – peuvent exprimer leurs opinions politiques comme de simples citoyens. Avec une courte majorité (cinq voix pour, quatre contre), la Cour vient de prendre une décision importante qui pourrait modifier le visage des prochaines campagnes.
Certes, les dons versés directement aux candidats en campagne ne sont pas concernés. Mais les entreprises pourront financer des films ou des campagnes publicitaires pour soutenir ou attaquer des candidats ou des mesures dont elles souhaitent l’adoption ou le rejet par les élus. En réalité, on ne voit guère de différence entre un don 50.000 dollars versé à un candidat et la même somme directement affectée par le donateur aux dépenses de campagne. En clair, cela signifie que le business (qui jouait déjà un rôle considérable à travers les grands patrons) pourrait devenir le véritable arbitre des compétitions électorales.
Les cinq juges conservateurs de la Cour suprême viennent donc d’imposer un changement de taille dans les règles du jeu dans ce domaine. Entre 1947 – date de la première restriction au financement direct du processus politique par les entreprises – à la loi McCain-Feingold votée en 2002, la tendance a plutôt été de limiter la liberté d’expression des personnes morales pour empêcher les grosses entreprises de peser trop lourdement sur les débats publics les concernant. Cette rupture avec l’interprétation traditionnelle du Premier amendement est d’autant plus étonnante que la Cour a visiblement cherché un prétexte pour intervenir sur le sujet.
À l’origine du jugement, il y a un film critiquant violement Hillary Clinton (Hillary : The movie), produit par Citizens United, une association de droite, et diffusé pendant les primaires démocrates de 2008. Après l’interdiction du film par la commission électorale fédérale, l’association a décidé de faire appel devant la cour constitutionnelle. Or, comme l’explique Adam Liptak du New York Times, rien dans le dossier n’obligeait les juges à rendre une telle décision : ils auraient pu, tout en donnant satisfaction à Citizens United, estimer que l’association ne rentrait pas dans le cadre de la loi McCain-Feingold, ou que cette loi ne s’appliquait pas à un film documentaire de 90 minutes. En choisissant de ne pas emprunter ces issues, La Cour a clairement montré sa volonté de faire entendre sa voix sur ce point.
Chez les Démocrates c’est la consternation : l’argent des corporations coule plutôt vers les tirelires républicaines que vers les caisses démocrates. Pour les Républicains, c’est une victoire importante. Pendant la dernière campagne électorale Obama a réussi à lever presque 750 millions de dollars grâce notamment aux petits dons faits par internet. Restent que les petits donateurs ne font pas le poids face au big business.
Outre-Atlantique le débat fait rage et il est difficile de prendre les protagonistes en flagrant délit de mesure et de pondération. Un commentateur politique de la chaine MSNBC annonce la prostitution de tous les hommes politiques américains, du président et jusqu’au dernier élu local, tandis qu’une militante républicaine parle d’un grand moment pour la démocratie en Amérique. Pour autant, la Maison Blanche et les Démocrates ne sont pas démunis devant les répercussions de cette décision et certains sénateurs ont déjà annoncé des initiatives législatives destinées à tempérer l’ardeur de PDG désireux d’exprimer l’opinion politique de leur entreprise, par exemple, en restreignant leur accès aux marchés publics. De plus, les nouvelles règles du jeu permettront aussi aux syndicats – favorables aux Démocrates – d’entrer dans le jeu.
Tout occupés à conjecturer sur l’impact de cette décision, les commentateurs n’ont guère fait attention à l’un des arguments les plus intéressants avancés par la Cour suprême : l’impossibilité de distinguer les médias des autres corporations. Pour les cinq juges, il n’existe aucune différence de nature entre CBS ou le New York Times d’un côté et Microsoft ou Boeing de l’autre. Au nom de quoi interdirait-on à GlaxoSmithKline ce qu’on permet au Wahington Post – à savoir d’afficher une préférence politique ? Rédacteur du texte, le juge Kennedy va jusqu’à soutenir qu’avec cette décision, la Cour protège la presse car l’Etat aurait pu s’appuyer sur les restrictions qui pèsent sur les entreprises pour les imposer aux médias.
En réalité, c’est peut-être l’aspect le plus inquiétant de cette nouvelle jurisprudence. En quête d’un nouveau modèle économique, les médias d’information et d’opinion aux Etats-Unis et ailleurs luttent pour leur survie. Les soumettre au droit commun des entreprises sans reconnaître leur utilité publique, ignorer la déontologie particulière qui les gouverne et les empêche de jouer le jeu économique librement, reviendrait à leur porter un coup fatal. Le vrai danger n’est donc pas la prostitution de la politique américaine, l’effacement de toute différence entre communication et information. Déjà qu’on a parfois du mal à distinguer l’une de l’autre, ce serait un très sale coup.
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