Dans un discours très médiatisé, Seïf al-Islam, le deuxième fils de Mouammar Kadhafi, a livré une analyse assez effrayante de la société libyenne. Penché sur sa chaise dans un décor de plateau télé qui semble emprunté à une parodie de film sur un dictateur nord-africain, entre menaces et promesses de réformes politiques, celui qui dirige « la Fondation Kadhafi pour le développement » a tout simplement affirmé qu’il n’existe pas de nation libyenne. Sa proposition de considérer avec bienveillance la possibilité de changer d’hymne (« Allahu Akbar») et de drapeau, n’en est qu’un indice.
Le plus grave, c’est sa prédiction selon laquelle la chute du régime entraînerait le démantèlement du pays. À l’inverse de l’Égypte et de la Tunisie, explique-t-il, la Libye est composée de tribus et de clans et son unité n’est qu’un tissu d’alliances, une façade aussi solide qu’une toile d’araignée – pour emprunter la métaphore utilisée par le secrétaire général du Hezbollah à propos de la société israélienne. Autrement dit, Kadhafi Jr. pense que la Libye ressemble à l’Irak, un autre pays qui, une fois le dictateur tombé, s’est révélé être une réalité géographique et non plus politique. Ce ne sont quand même pas les drapeaux et les ambassadeurs auprès de l’ONU qui fondent une nation.
A l’évidence, ce que dit le fils du « frère guide » était vrai en 1969 quand son père, le capitaine Kadhafi, a pris le pouvoir. Il n’est pas certain que ce soit encore le cas quarante ans après. Mais est-ce toujours une analyse pertinente de la société libyenne aujourd’hui ?
L’exemple irakien
Comme on le sait, la colonisation a eu quelques effets positifs qu’on appelle parfois « bienfaits » et l’éducation de ceux qui y ont mis fin n’en est pas le moindre. Les dictatures créées par les élites indigènes qui ont chassé les puissances coloniales ont, elles aussi, des effets positifs, dont l’éducation des masses qui sont aujourd’hui en train de renverser les régimes issus de la décolonisation. Il s’agit, si vous préférez, de la préparation sociologique à la démocratie libérale. Or, l’une des conditions pour l’avènement d’une telle démocratie est une nation, une communauté politique où l’intérêt général prime sur toute autre appartenance. Quand cet élément manque – comme au Liban, en Belgique ou en Irak – l’Etat est faible et la démocratie fragile.
Quant à la Libye, il est difficile de dire aujourd’hui si on peut compter la cristallisation nationale du pays au nombre des bienfaits de la dictature kadhafienne, à côté de l’amélioration du niveau de vie (PIB de 14 000 dollars, deux fois plus que l’Egypte, la Tunisie ou l’Algérie) et les progrès dans le domaine de l’éducation. L’urbaniste qu’est Kadhafi fils s’est-il posé la question de l’influence de l’urbanisation de son pays sur l’effacement des liens plus archaïques ou celle du rôle joué par les communications (autoroutes, moyens de transports, télécommunications, télévision, radio) et la modernisation sociale du pays (corps de fonctionnaires, carrières dans le public et le privé, réseaux d’intérêts et d’amitiés) dans la création d’une communauté nationale dépassant les appartenances claniques et tribales ?
En revanche, pour aller dans le sens de Seïf al-Islam, il faut se souvenir que les forces armées sont toujours structurées sur des bases tribales et que la fidélité des officiers est donc au moins double. Il ne faut pas oublier non plus que lors du coup d’Etat manqué de 1993, les Qadhadfa, la tribu de Mouammar Kadhafi, se sont retrouvés confrontés à une alliance des Magariha, Warfalla et Al Zintan, une configuration bien plus problématique d’une « simple » guerre civile au sein d’une nation. Les familles des officiers exécutés à l’époque ainsi que leurs clans et tribus n’ont pas oublié. Vont-elles pour autant pardonner ? Seraient-elles prêtes à servir un avenir commun et donc national ? Voilà le genre des questions dont dépend l’avenir immédiat de la Libye, son intégrité territoriale, son gouvernement, voire son existence.
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