Adoubé par Claude Lanzmann, célébré presque unanimement par toute la presse, Le Fils de Saul fut l’un des événements du dernier Festival de Cannes où il obtint le Grand Prix. Il faut dire que pour son premier film, László Nemes n’a pas choisi la facilité en nous plongeant au cœur du camp d’extermination d’Auschwitz et en suivant les pas de Saul, un prisonnier juif hongrois affecté aux sinistres Sonderkommandos.
En abordant un sujet pareil, il paraissait inévitable que le cinéaste se trouve confronté aux questions qui ne manquent jamais d’arriver lorsqu’il s’agit de filmer l’irreprésentable, ce bloc d’abîme que fut la Shoah. Pourtant, il me semble qu’il n’est pas inutile de se départir d’une certaine posture morale pour aborder l’objet tel qu’il se présente à nous. Il ne s’agit pas de décréter, a priori, que toute fiction abordant ce thème soit d’office condamnée à l’opprobre même si certaines peuvent nous paraître obscènes (La Liste de Schindler) tandis que d’autres non (La Vie est belle).
Ce qui frappe d’abord dans Le Fils de Saul, c’est cette volonté de mettre en place un dispositif unique. Le premier plan du film donne le la : des silhouettes s’agitent dans un arrière-plan flou tandis qu’une bande-son très travaillée nous plonge dans l’ambiance du camp (des cris, des aboiements, un brouhaha indicible…). Au bout d’un moment, un personnage s’approche de l’objectif et dévoile son visage : Saul. Tout le film va reposer sur ce constant va-et-vient entre le flou et la netteté, un arrière-plan historique infilmable et une fiction inventée de toute pièce.
Le procédé est assez virtuose dans la mesure où il permet à Nemes de suggérer l’horreur tout en conservant une certaine distance. En utilisant ces longues focales qui maintiennent constamment dans le flou l’arrière-plan, il ne montre aux spectateurs que l’ombre des événements : corps nus entassés et trainés dans les chambres à gaz, crémations, exécutions sommaires. Ce flou renvoie alors aux images que le spectateur a pu voir dans les films documentaires tournés à la libération des camps par les Américains ou dans l’insurpassable Nuit et brouillard d’Alain Resnais.
Ce brio de la mise en scène se heurte cependant assez rapidement à certains écueils. Si le film impressionne par son travail sur le son et par cette manière d’être constamment travaillé par le hors-champ, il finit par ne plus dire grand-chose sur la réalité de cette extermination de masse. Certes, on voit la manière dont la plus extrême des abominations est vécue au quotidien par un prisonnier contraint à des gestes répétitifs (transporter des cadavres, nettoyer les chambres à gaz…) mais, au bout du compte, c’est davantage aux images que le spectateur est censé connaître que le film renvoie. Du coup, on peut se demander si quelqu’un qui n’aurait aucune notion de ce qui s’est passé à cette époque serait en mesure d’appréhender ce qu’il voit.
L’autre écueil qui me parait plus gênant est celui de la stratégie du dispositif mis en place. Alors qu’à une époque, on ne jurait que par la distanciation et la crainte de l’émotion « facile », les cinéastes d’aujourd’hui ne jurent plus que par « l’immersion ». Lorsqu’il s’agit de nous « immerger » en 3D dans l’espace infini, comme dans Gravity, le dispositif a quelque chose de fascinant et permet d’ailleurs de compenser la médiocrité du scénario. En revanche, lorsqu’il s’agit d’être contraint d’épouser le point de vue unique d’un prisonnier d’un camp, cela devient plus gênant. D’une part, parce que l’on sait très bien que c’est une fiction et que personne ne pourra reconstituer la réalité de cette expérience concentrationnaire, d’autre part parce que le cinéaste, à sa manière, ne fait que renouer avec les expériences peu concluantes de « cinéma subjectif » de Robert Montgomery (La Dame du lac) ou de Philippe Harel (La Femme défendue). Certes, il ne s’agit pas d’une « caméra subjective » mais ce jeu sur le flou et le net nous oblige à épouser le seul point de vue de Saul sans discontinuité.
Si ce principe d’immersion produit quelques scènes assez impressionnantes sur le fil du rasoir, notamment grâce au bain sonore du film, il produit également des passages très faibles où Nemes rejoint, finalement, une esthétique de jeu vidéo. Je pense notamment à une scène vers la fin du film où les prisonniers tentent une évasion et se font tirer dessus. Par la manière de filmer, de sentir les balles qui nous sifflent aux oreilles, on a vraiment le sentiment de diriger un personnage virtuel sur un champ de bataille. Pour ma part, je trouve cette sensation vraiment déplaisante.
On se demande alors si derrière la virtuosité de la mise en scène, ce n’est pas une grande vacuité qui caractérise Le Fils de Saul. Le sujet n’a, bien évidemment, rien de vain mais son traitement paraît plus incertain dans la mesure où la fiction mise en place (offrir une sépulture et un enterrement religieux à un enfant que Saul présente comme son « fils ») finit par court-circuiter la dimension « documentaire » (avec tous les guillemets nécessaires) de l’œuvre.
Si Le Fils de Saul impressionne parfois par sa virtuosité et sa manière de se confronter à un matériau littéralement irreprésentable, il finit néanmoins par n’être plus qu’un exercice de style éprouvant, sorte de dispositif arty qui ne dit, au bout du compte, pas grand-chose sur l’horreur concentrationnaire et la solution finale…
Le Fils de Saul, de László Nemes avec Géza Röhring (Editions Ad Vitam). Sortie en DVD et Blu-Ray ce mercredi 5 avril 2016.
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