La musique abolit les mœurs. Surtout au restaurant, où elle est une plaie de notre temps. L’édito d’Elisabeth Lévy.
Avec les imbéciles à roulettes, les sacs à dos et les humanistes anti-tabac, la musique dans les restaurants faisait partie des objets d’exécration favoris de Muray. Il nous est arrivé plus d’une fois de quitter dans le scandale et les huées – et sans avoir mangé – l’un des rares établissements qui servait à dîner après 20h30 dans le village du Sud où il se réfugiait pour écrire. Et lui, dont la conversation était si amusante, primesautière et intense, racontait avec une mélancolie gourmande avoir demandé à un restaurateur la raison d’être du fond musical qui perturbait sa lecture. Pour toute réponse, le tenancier avait montré du doigt les couples silencieux. Aujourd’hui, on peut voir les mêmes, frénétiques petits Poucettes et Poucets, taper sur leurs claviers respectifs sans même échanger un regard.
« Comment, vous n’aimez pas la musique ? »
Depuis que Muray n’est plus là pour se payer avec moi la fiole des amateurs du bruit qui leur épargne la peine de penser, j’ose moins souvent demander qu’on baisse le volume. Et non sans m’être confondue en excuses pour une telle audace, révélatrice de mes coupables tendances réactionnaires. « Comment, vous n’aimez pas la musique ? » a-t-on parfois l’audace de répondre alors que des haut-parleurs crachotent le dernier tube. On ne peut pas s’engueuler tout le temps avec tout le monde. Donc, on s’écrase. Et on subit cette agression dans un nombre croissant de lieux publics ; c’est sans doute à cause de ça qu’il y a de plus en plus de sourds (on a le droit de dire sourds ?).
Alors quand les copains de Causeur m’ont envoyé un article parlant d’une étude sur l’impact de la musique dans les restaurants sur nos comportements, j’ai convoqué la mémoire bavarde de Philippe pour lui faire partager cette petite revanche. Une étude confirmant que cette abomination qu’est la musique de restaurant nuit à la civilité, c’est un peu l’Histoire qui se rebiffe contre sa fin annoncée, non ? m’apprêtais-je à lui déclarer triomphalement.
Parce qu’y en a marre d’écouter de la…
Par prudence, j’ai jeté d’abord un œil sur l’étude menée par des chercheurs américains et suédois. Ah, il n’y a pas à dire, c’est très sérieux, les savants ont tracé des courbes et établi toutes sortes de corrélations bizarres entre les décibels et ce qu’il y a dans les assiettes. Pour parler vite et vulgairement – qu’on me pardonne – ils sont arrivés à la conclusion que quand on écoute de la daube, on mange de la merde. Ou l’inverse. Il paraît en effet que leurs expériences ont prouvé que, quand on augmentait le volume de la musique d’ambiance de 20 décibels, le nombre de clients qui commandaient des plats plus gras et moins équilibrés augmentait de 20 %. Or, s’il y a bien un truc avec lequel on ne badine pas du tout par temps festif, c’est la santé. Tous les sites spécialisés ont donc commenté doctement cette nouvelle possibilité de combattre la malbouffe.
Bien manger, ça évite de penser
Bien entendu, la curiosité des scientifiques n’est pas allée jusqu’à se demander si la musique dans les restaurants avait amoindri la disposition humaine à la conversation. Ni de combien de ruptures elle était responsable, ayant habitué des couples à ne pas se parler. Ni d’ailleurs à combien d’autres elle avait permis de perdurer au-delà de leur date de péremption en leur évitant de chercher des sujets de discussion et de découvrir qu’ils n’en avaient aucun. Non, tout ce qui les a intéressés, c’est les calories, les omégas 12 et tout le toutim. J’ai alors eu la vision d’un restaurant du futur. Comme dans une salle de jeux vidéo, chaque convive (mot qui au demeurant n’aura plus de sens) sera face à un écran et grâce à la musique douce diffusée par haut-parleur, il mangera un repas parfaitement équilibré. À ce moment-là, je préférerai certainement des frites bien grasses et du gros rock qui tache à la conversation de mes contemporains.
Festivus Festivus / Conversations avec Elisabeth Levy
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