Le Festival d’Automne, naguère si brillant, est devenu la vitrine de la supercherie contemporaine. La création de Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione, signée par Anne Teresa De Keersmaeker et Radouan Mriziga, est aussi affligeante que le public venu l’applaudir.
Là, on a vraiment touché le fond. Et même plus bas encore. Signée par Anne Teresa De Keersmaeker et Radouan Mriziga, Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione est une production « chorégraphique » si misérable qu’on ne saurait la qualifier sans mots assassins.
Que cette chose ait été programmée à la fois par le Théâtre de la Ville et le Festival d’Automne rend l’événement encore plus accablant.
Pour mesurer l’inanité de cette composition, tout comme celle de son exécution, il faudrait imaginer s’être rendu à un concert et n’y découvrir que des musiciens débutants ; être allé au théâtre et y entendre ânonner un texte infantile lu par des illettrés ; ou avoir ouvert un livre écrit par un analphabète. Durant ce sidérant pensum de 90 minutes, il n’y a réellement pas un geste, pas un seul, qui donnerait le sentiment d’avoir été posé là autrement que par des amateurs sans imagination aucune. Comme persillée au cours de longues plages de silence, seule est séduisante l’interprétation très fragmentée des Quatre Saisons de Vivaldi qu’en donne l’ensemble Gli Incogniti.
Quel géniteur pour cet insondable néant ?
Certes, la redoutable De Keersmaeker, si abusivement encensée, a pu maintes fois afficher des spectacles indigents à côté d’autres pourtant remarquables. Certes, elle manie généralement un vocabulaire limité, répétitif et prévisible. Mais on peine à croire tout de même qu’elle ait pu être véritablement l’auteur d’un travail à ce point infantile. Alors on en vient évidemment à soupçonner, sans du tout pouvoir l’affirmer, que le coupable est ce Radouane Mriziga jusque-là inconnu au bataillon, mais s’annonçant avec superbe comme un « chorégraphe et danseur bruxellois originaire de Marrakech qui aborde la danse par le prisme de l’architecture et brosse le portrait de l’être humain comme un exercice d’équilibre entre l’intellect, le corps et l’esprit ». Un Mriziga qui fut élève de l’école fondée par De Keersmaeker dans la capitale belge, et à qui l’impérieuse Flamande aurait cédé le pas sous le coup d’une bouffée d’humilité proprement miraculeuse.
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Pourtant, on a du mal à imaginer que cette femme à qui la rumeur prête depuis toujours un caractère irascible et dont l’attitude au travail a fait le sujet d’une plainte collective pour « violence psychologique, harcèlement, comportement autoritaire et imprévisible » de la part d’une vingtaine de personnes, on a du mal à imaginer qu’elle ait pu si aimablement céder la place à un Marocain quasiment débutant, quoi qu’en disent les propos ronflants qu’il affiche à son sujet. À moins qu’elle n’ait éventuellement songé à se racheter une conduite. Ou qu’elle ne soit sous l’emprise de cette complaisance qu’affecte depuis longtemps le politiquement correct en faveur des artistes « issus de l’immigration », quel que soit leur talent. Ou leur absence de talent.
Pour servir Il Cimento…, quatre individus : deux blocs massifs aux noms balkaniques et deux hommes plus frêles qui exécutent médiocrement les choses les plus insignifiantes, mais dont on devine toutefois, à la faveur d’attitudes furtives, qu’ils pourraient offrir tout autre chose que ce à quoi on les a l’un et l’autre abandonnés.
Inflation verbale
Ce qui est plus grave, infiniment plus grave dans cette regrettable aventure, comme dans bien d’autres d’ailleurs, c’est que deux institutions aussi considérables que le Festival d’Automne et le Théâtre de la Ville cautionnent, en la programmant, une telle production.
Jadis conçu par Michel Guy, puis porté par Alain Crombecque, le Festival d’Automne, dans son époque la plus brillante, s’était tout d’abord donné pour tâche de faire connaître en France l’élite de l’avant-garde américaine, avant de servir celle de la création française et européenne. Le Théâtre de la Ville, lui, pour avoir affiché les plus grands noms de la danse contemporaine de la seconde moitié du XXe siècle, qui étaient souvent les mêmes que ceux du Festival d’Automne, s’est hissé en son temps au rang des scènes européennes les plus novatrices.
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Lourds de leur réputation d’excellence, aujourd’hui quelque peu usurpée, ils font croire implicitement à un public qui déjà n’a plus connu les géants de naguère et n’a plus guère de références artistiques, que ce qu’ils programment est du même niveau que ce qui fit leur réputation dans le passé. Ils trompent de ce fait tout un public de consommateurs paraissant dépourvus de culture artistique, de repères solides, et, plus fâcheux encore, qui semblent dénués de libre arbitre, de tout jugement personnel. Les superlatifs employés dans les programmes qui présentent les ouvrages, cette inflation verbale souvent reprise dans la presse qui a abdiqué son travail critique ou n’ose plus rendre compte des réalités décevantes de la scène contemporaine, tout contribue à égarer des gens à qui on annonce ou laisse penser que ce qu’ils découvrent est exceptionnel. Exceptionnel, évidemment, puisque affiché dans un théâtre et par un festival de grande renommée.
Immense chorégraphe !!!!
En province, où cette calamiteuse production se donnera dans la foulée, on ne fait pas plus sobre. Dans telle ville du Sud-ouest, le programme qui annonce Il Cimento… ose en toute impudeur voir en De Keersmaeker une « immense chorégraphe », faute sans doute de trouver un adjectif encore plus monumental. Beau bourrage de crâne initié naguère par les nationalistes flamands en pleine expansion, trop heureux de pouvoir exhiber un produit de leur terroir qui n’en avait alors guère à offrir dans les années 1980.
Et pour quel résultat ? Un produit de consommation aussi désolant qu’Il Cimento… a été acclamé chaque soir au Théâtre de la Ville par toute une fraction du public paraissant décidée à aimer à tout prix ce qu’on lui a désigné. Une fraction, mais la plus bruyante, la plus expansive, qui s’extasie béatement devant des riens et qui se lève ostensiblement à la fin des opérations avec un enthousiasme exhibitionniste pour manifester son adhésion inconditionnelle, sans soupçonner le moins du monde combien elle est ridicule et naïve.
Si cette même adhésion aveugle, irréfléchie, en venait à s’appliquer au premier tribun populiste venu, on voit vite vers quoi on risquerait de sombrer.
1h30. Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt
Festival d’Automne, du 8 septembre 2024 au 26 janvier 2025. https://www.festival-automne.com/fr
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