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Ce passé qui me fait tenir debout

Bruines picardes, 1


Ce passé qui me fait tenir debout

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Il sourit dans mon coeur comme il pleut sur Amiens. Quelle est cette langueur souriante qui traverse mon coeur ? Et pourtant… Cette pluie glacée qui fouette mon visage alors que je me rends au journal. Ces visages fermés de Picards frileux ; ces rideaux métalliques des commerces qui s’ouvrent dans un fracas épouvantable. Et, dans quelques minutes, la confrontation inéluctable avec ce nouveau système de mise en page si compliqué pour un réfractaire, comme moi, à l’informatique et aux nouvelles technologies. Tout cela devrait concourir à m’abandonner à une humeur morose. Une humeur de dogue. Ou de hyène, puisqu’aujourd’hui il faut faire genre. Et respecter la parité, fût-elle animale et fort mal lunée.

Alors, lecteur, tu te demanderas ce qui me met presque en joie, et qui procure le sourire à la langueur qui, depuis janvier 1956, m’habite ? La contemplation, l’effleurement, puis la dégustation légère d’un livre : La ferveur du souvenir, de Maurice Genevoix, qu’a réédité à l’automne dernier La Table Ronde. Genevoix y évoque la Grande Guerre. C’est affreux, la Grande Guerre. Pourtant, dans ce magma de violence, de terreur, de pourriture, quelques phrases révèlent l’éclat, non pas d’obus, mais de pépites d’espoir.

Certains passages m’émeuvent au plus haut point. Page 21. Il se souvient d’un de ces copains, foudroyé. Une balle. Il s’agissait du sous-lieutenant Benoist, 25 ans, du 24e bataillon alpin des chasseurs à pied, tombé au cours de l’attaque du Braunkopf, des 47e et 66e divisions. Genevoix raconte qu’il a revu sa petite maison, ses parents qui l’avaient attendu et « qui maintenant ne l’attendaient plus. J’ai voulu aller vers eux pour qu’ils sachent que d’autres cœurs souffraient humblement de leur désespoir, et pour garder en moi, pieusement, un peu de cette détresse plus grande que toutes les détresses »

Ils le font entrer dans la chambre que le jeune homme aimait. Il voit son dernier portrait, en chasseur alpin, avec sa croix de guerre épinglée au cadre. « C’était lui, grand, solide, campé en vigueur, crâne soldat. Mais il avait dans ses yeux comme un regret triste, et qui était navrant, à présent. Un demi-jour terne filtrait au travers des persiennes closes, et faisait recueillies les choses familières qui avaient gardé l’empreinte de son être vivant. Il avait respiré là, travaillé là, pensé là. Son père et sa mère pleuraient. Et lui était entre eux. »

Et soudain, Genevoix se révolte; il pense que tout ça est stupide et cruel, que c’est trop injuste, « que cette vie parmi les meilleures eût été prise, alors que tant d’autres seraient sauvées, qui devaient être à jamais inutiles. » Ils referment la porte de la chambre. Et le père dit, comme à lui-même : « Pauvre grand; la vie ne lui a pas été lourde. Au moins nous avons fait tout ce que nous avons pu. »

En allant au journal, je me disais que la pluie qui fouettait mon visage était bien insignifiante au regard de la douleur de ce père, à la fois digne et résigné, et de celle de cette mère effondrée. « Ce système de mise en page qui me paraît barbare au fond, n’est rien » pensais-je. Dans un siècle, on ne parlera plus de ce maudit système de mise en page venu de Scandinavie et qu’on nous impose, à nous, journalistes à l’ancienne, perdus dans cette foutue mondialisation, cette fichue et ridicule modernité qui veut faire de nous des geeks, nous qui ne demandions qu’à écrire, qu’à enquêter, qu’à rencontrer des gens, qu’à dire, qu’à raconter. On ne raconte plus rien aujourd’hui. On met en page. On se bat contre des machines qui ne cessent de jouer de vilains tours. On stresse; on transpire. On recommence. Une bataille. On est bien plus crevé que lorsqu’on restait jusqu’à 22 heures aux audiences du tribunal de grande instance ou aux sessions d’assises. Mais ces batailles, que sont-elles par rapport à la souffrance endurée par les parents du sous-lieutenant Benoist?

Oui, je me disais tout ça en me rendant au journal, sous la pluie picarde. Je repensais à mon arrière-grand-mère qui avait perdu son fils de vingt ans, en 1916. Ma mère me racontait que la pauvre ne s’en était jamais remise. Jamais. Elle vivait chichement dans sa petite maison de Silly-le-Long, dans l’Oise, portait une manière de béret, un tablier gris, faisait son jardin, élevait ses lapins. Attendait que  Paul, son autre fils revînt du café Marin, près de la mare où les charretiers venaient faire boire leurs chevaux. C’était dans le Valois profond. Paul travaillait comme ouvrier agricole. Il avait échappé à la Grande Guerre. Son frère Guy, non. Une balle en pleine tête, près de Suippes.

Elle riait de temps en temps, mon arrière-grand-mère. Elle ne demandait rien à personne. Elle disait qu’elle n’aimait pas trop les Boches. On est en droit de la comprendre. Mais elle n’avait pas de haine, non. Juste une sorte de résignation paisible et, tout au fond des yeux, cette petite lueur de tristesse qui devait briller, également, dans les pupilles des parents du sous-lieutenant Benoist.

Alors, je suis rentré au journal. Je dégoulinais de partout. La pluie picarde est impitoyable. J’ai allumé mon ordinateur. J’ai regardé l’écran droit dans les yeux. J’ai pensé : « A nous deux, salopard de système scandinave! Ce n’est pas toi qui vas m’abattre! »

Et j’ai compris que ce qui me faisait tenir debout, c’était le passé, la mémoire, Genevoix, Paupaul, mon arrière-grand-mère. Et la littérature.

Je suis un homme d’un temps ancien.

 

La ferveur du souvenir, Maurice Genevoix, La Table Ronde.

*Photo : wikimedia.



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Il a publié une vingtaine de livres dont "Des Petits bals sans importance, HLM (Prix Populiste 2000) et Tendre Rock chez Mille et Une Nuits. Ses deux derniers livres sont : Au Fil de Creil (Castor astral) et Les matins translucides (Ecriture). Journaliste au Courrier Picard et critique à Service littéraire, il vit et écrit à Amiens, en Picardie. En 2018, il est récompensé du prix des Hussards pour "Le Chemin des fugues".

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