Comment incarner les « viles » tentations de notre société marchande dans un personnage, un roman, une vie – au sens poétique du terme ?
L’avantage d’un gros livre – celui-ci compte 486 pages –, c’est qu’il instaure de gré ou de force un compagnonnage, une proximité intense et fugitive, comme avec un inconnu qui vous oblige à l’écouter le temps d’un voyage en train. On en conservera de belles envolées s’il est éloquent – c’est le cas. On se quittera bons amis en se promettant sans illusion de se revoir.
On peut lire La Poursuite de l’idéal comme on lit Les Illusions perdues, un roman de formation qui tourne mal, et en savourer la morale amère : vivre, c’est être inférieur à soi-même. Quelque chose se sépare de nous jour après jour, quelque chose nous quitte. Est-ce cela, une jeunesse ? Un renoncement, une désertion, un déclin – tout ce qui en soi déjà capitule ?
A lire aussi, sur le même livre: Patrice Jean, romancier minutieux de la société progressiste
Né dans la proche banlieue de Paris, issu de la classe moyenne, Cyrille Bertrand songe moins à parvenir qu’à se distinguer de la foule – s’il rêve d’acquérir le renom d’un poète, est-ce seulement pour épater un camarade d’enfance ? On ne saura rien de ce qu’il veut et presque tout de ce qui le ronge. On ne partagera pas toutes ses naïvetés, ni ses émois, et cela n’a aucune importance ; on devient peu à peu curieux de sa solitude plus que de ses goûts.
Son admiration pour les poètes-voyageurs en col dur et bottines, Henry J.M. Levet, mort de phtisie à 33 ans, et Valery Larbaud – « Bonsoir, les choses d’ici-bas » ! –, nous rassure, sa langueur nous effraie, sa médiocrité nous reflète – qui n’a rêvé une fois de retentir, quitte à se galvauder un peu ?
L’auteur regrette, il s’en excuse presque, que son personnage soit si faible, si irrésolu ; il le console, il le surveille ; il voudrait en douce lui dire ce qu’il sait : le monde est laid, il faut lui donner un sens qui le rende moins obscène – faute de l’embellir. Parlant de lui, Jean dit : « notre héros », et il nous tire par la manche comme un conteur de jadis : « Cyrille était-il un nigaud ? Le lecteur est en droit de se poser la question. »
On est dans un roman russe fourmillant d’opinions, de lieux, de gens. Tout y est, internet, les cadres, les bobos, les profs, les identitaires, les vacances en Bretagne (ou dans le Luberon), Séverine et Fatima, employées au Carrefour Market de Montrouge, l’intellectuel en vue, le syndicaliste courroucé, le chrétien militant, les groupes de heavy metal, Deftones ou Cannibal Corpse, etc. – « autistes glorieux d’une société parcellaire ».
A relire: la chronique d’Elisabeth Lévy sur l’Homme surnuméraire: Patrice Jean contre les nouveaux Tartuffe
Car Patrice Jean est un romancier ambitieux, résolument contemporain, alternant le réalisme et la satire, le trivial et l’élégiaque, le marketing et la dialectique ; il s’efforce de traduire en prose les « convulsions de la société marchande » (et le philistinisme ordinaire) sur les brisées de Balzac ou Houellebecq. Avec en prime, ce rire jaune hérité de Tristan Corbière, poète maudit et somnambule, à qui l’auteur emprunte certains effets « dans le cinglé, la pointe-sèche, le calembour, la fringance, le haché romantique ».
Au final, entre une villa aux Bahamas et un poème de Nerval, à défaut d’une vie sexuelle épanouie, on ne doute pas de sa préférence.