Une jeune maison d’édition parisienne ressort les Mémoires d’un truand datant de 1946
Dans l’argot comme dans les lettres françaises, il y a les parvenus et les faubouriens, les faiseurs et les fleurs de pavés, les truqueurs et les enfants de Marie. Déjà, en leur temps, Alphonse Boudard et Albert Simonin avaient théorisé à l’usage des agrégés ignorants, cette langue verte et vache, indisciplinée et musicale, qui fait culbuter la phrase, lui redonne son souffle vindicatif et son amertume originelle. Albert Paraz se moquait de « l’argot de cheftaines, de journalistes, de mondains, qui est le contraire de l’argot. C’est celui qui a toujours été parlé par les médiocres, celui d’Eugène Sue, alors que celui de Stendhal reste vivant. Plus on est argotier, plus on doit être puriste ».
L’argot ne se regarde pas écrire
A trop vouloir singer l’argot, on passe vite pour un cave. L’argot ne s’apprend pas dans les colloques, il a quelque chose de vif comme un coup de surin dans la nuit froide, de spontané qui confine à la brutalité jouissive, il est imbibé de ce désespoir atavique qui ne psychologise pas les situations. L’argot ne se regarde pas écrire, il est profondément réactionnaire. Il n’y a pas de place chez lui pour les bons sentiments, il est de ces plaies d’enfance dont on ne guérit jamais vraiment. Il peut être drôle, imagé, tonique, salace ou guinchant, il demeure l’expression de la rue, celle de l’homme misérable qui accepte son destin.
Une toute jeune maison d’édition, Les Lapidaires, lancée cette année, en plein Covid, c’est dire l’audace et la dinguerie d’une opération aussi aventureuse, ressort un livre paru en 1946. Double peine assurée : faillite du papier, l’objet livre a du plomb dans l’estomac et excavation d’un Paris glandilleux. Messieurs, les progressistes ne vous disent pas merci. Pantruche ou les mémoires d’un truand écrit par un certain Fernand Trignol (1896-1957) dont la trace avait presque disparu nous ramène dans un Paris populeux des années 1930, entre marlous et courses hippiques, entre la fête permanente des Six-Jours et le cinéma de Duvivier ; Gabin était fringant, Carco poétisait la mouise et le vélo excitait les foules. Les Lapidaires expliquent le choix de cette reparution par le style : « un bijou d’esprit à la française ». Le mot honteux est lâché. Qu’ils en soient ici félicités !
Quand Fernand Trignol conseillait Gabin
La fiction contemporaine fait la chasse au style depuis un quart de siècle, elle ne reconnait en son sein que les écritures blanches et les romans à thèses. Chez ces gens-là, les mots sont froids comme les viandes. Que sait-on du dénommé Trignol ? La base de données de la BNF indique seulement son lieu de naissance à Neuilly-sur-Marne, sa mort à Paris dans le XIIème arrondissement et deux livres publiés : Vaisselle de fouille aux éditions de la Seine en 1955 et Pantruche, réédité aujourd’hui dans une belle finition (couverture à rabat, illustration par trop tartre et grammage correct pour une bonne prise en pogne).
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Cette mince fiche anthropologique mérite que l’on s’intéresse à son matricule. Trignol n’était pas homme à échafauder des plans de carrière dès l’école communale ou à hypothéquer son avenir dans une carrière oisive de fonctionnaire émérite. L’incertitude était son quotidien. Il voyageait donc léger, sans diplômes, sans papiers parfois, mais avec cette forme d’intelligence suprême qui l’amènera à rencontrer des personnages hors-normes. Notre monde moderne désincarné n’aligne que des stéréotypes, il n’y a plus de gueules, ni de caractères. Les figures ont été effacées de notre imaginaire. Notre société crève de son insipidité sentencieuse. Trignol n’avait que des passions saines dans la vie : les filles, le Vel d’Hiv, les chevaux et les acteurs. C’est bath les acteurs ! Il va donc exercer divers métiers, toujours à la lisière de la légalité. Bistrotier louche ou parieur-grugeur sont des professions très convenables pour ce tricheur-né. Il connaîtra la célébrité en côtoyant notamment le Dabe au poste sur-mesure de « conseiller technique du milieu et conseiller argotique pour les dialogues » dans des productions telles que La Bandera, Pépé le Moko ou Paris-Béguin. Cet expert en truanderie avait le sens de l’amitié.
De Chaplin à Trotski
Dans l’avant-propos reproduit tel quel, Gabin parlait de son « vieux Fernand » comme d’un homme d’honneur : « Personne comme toi n’a assisté aussi souvent à ma mort et n’a été témoin de mes crimes ». Ce livre de souvenirs a une saveur inimitable, les formules fusent, les mauvais garçons ne sont pas en toc, les belles gosses font des ravages, on y croise Chaplin et Trotski, Fernandel et Tristan Bernard, et même Courteline dans ses dernières années. Suivons les conseils de Carco qui l’introduisit dans le cinéma avec cette missive : « Je vous recommande mon ami Trignol. Il est pauvre, mais malhonnête. C’est exactement le type qu’il nous faut ».
Pantruche ou les mémoires d’un truand de Fernand Trignol – (Les Lapidaires)
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