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Fernand Khnopff, dans les brumes du symbolisme

Le Petit Palais présente une rétrospective du peintre belge


Fernand Khnopff, dans les brumes du symbolisme
"I Lock my Door upon Myself", Fernand Khnopff, 1891. ©BPK, Berlin, Dist.RMN-Grand Paais images BStGS

Jusqu’au 17 mars, le Petit Palais présente une rétrospective du symboliste Fernand Khnopff (1858-1921). Ce peintre belge injustement oublié a sublimé la femme dans ses portraits de créatures rousses aux beaux yeux vitreux. 


Six consonnes pour un patronyme ne comptant que sept lettres, c’est peut-être trop. On orthographie rarement bien du premier coup le nom de Fernand Khnopff, peintre belge de la fin du XIXe. En tout cas, Félicien Rops s’en amuse. Il aime charrier son ami en prétendant que c’est à cause d’un tel nom que ce dernier n’arrive pas à avoir une vie sociale normale. Fernand Khnopff est effectivement tout à fait asocial. Émile Verhaeren laisse des témoignages allant dans le même sens, la galéjade en moins. Khnopff est un homme certes élégant, mais il est vraiment peu causant. Il est raide, austère, taciturne, casanier et solitaire.

Khnopff appartient à la haute bourgeoisie francophone. Pour lui, la peinture n’est pas un métier. C’est plutôt une vocation, un sacerdoce, voire une névrose. Il n’a pas de besoins financiers. Il ne produit pas pour vendre. D’ailleurs, il produit peu. Son enfance commence à Bruges, ville figée dans sa splendeur médiévale depuis que le bras de mer desservant ce port est ensablé. C’est une cité un peu fantomatique qui stimule l’imagination poétique et la mélancolie. Le jeune Khnopff va aussi en vacances à la montagne, ou ce qui en tient lieu en Belgique, c’est-à-dire l’Ardenne. Bruges et l’Ardenne lui inspirent ses premières toiles, des paysages, souvent de petit format et d’apparence simple, mais, en réalité, travaillés par des jeux de nuances extrêmement subtiles. Il émane de ces œuvres une troublante nostalgie.

Sphinges câlines et tenniswomen languides

Cependant, le thème de prédilection de Khnopff est la femme, ou plutôt une idée très personnelle et un peu étrange qu’il se fait d’elle. Il sublime, comme on dit dans la vulgate psychanalytique. Il sublime énormément. Les femmes, selon Khnopff, sont des créatures à peau blanche, presque verdâtre. Leurs yeux sont beaux, mais vitreux. Bien sûr, elles sont presque toujours rousses. Elles sont inabordables, énigmatiques, voire carrément dangereuses. Les pauvres humains de sexe masculin ne peuvent trouver auprès d’elles aucune consolation, seulement le renforcement de leur addiction. Certaines sont des sphinges câlines dont il faut manifestement se méfier. D’autres sont de languides tenniswomen qui paraissent trop absentes pour s’intéresser à qui que ce soit. Ces beautés fascinent, mais on comprend qu’il n’y a rien à attendre d’elles. Tout au plus peut-on recevoir à leur contact un coup de griffe ou un coup de raquette.

"Des caresses" de Fernand Khnopff, 1896. ©J. Geleins Art Photography
« Des caresses » de Fernand Khnopff, 1896. ©J. Geleins Art Photography

On est surpris de savoir qu’à un moment donné, Khnopff se marie. Cependant, ça ne dure que trois ans. L’artiste s’intéresse, semble-t-il, surtout à sa sœur, Marguerite, et aux petites filles. On ne sait rien de plus.

Khnopff a la chance d’avoir pour maître un artiste excellent et très original en la personne de Xavier Mellery (1845-1921). On trouve dans de nombreux musées ses très reconnaissables compositions sur fond d’or. Toutefois, Mellery ne se réduit pas à ces peintures. C’est aussi un naturaliste tourné vers la vie sociale de son temps et un symboliste faisant place à certains fantasmes, comme celui des femmes-araignées. Mellery est à la fois un artiste éminent et un esprit ouvert. Khnopff en tire grand profit.

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Khnopff forme aussi son regard en voyageant. C’est une période où les échanges sont freinés par la brouille franco-allemande. Ainsi, les artistes allemands sont-ils peu connus en France et encore moins collectionnés. Par exemple, aucune collection publique française n’acquiert de gravures de Max Klinger, excepté le musée de Strasbourg, ville alors sous domination allemande. Khnopff, peut-être en raison de sa position géographique et sociale, noue des contacts artistiques dans l’Europe entière. En France, il observe les œuvres de Delacroix. Ça l’intéresse, mais il juge sévèrement certaines compositions un peu fourre-tout à ses yeux, comme Les Femmes d’Alger. À Paris, il découvre aussi, semble-t-il, quelques pièces de Gustave Moreau, maître symboliste proche de sa sensibilité. En Angleterre, il fait connaissance de Burne-Jones, qui l’influence de façon déterminante. Ce dernier lui communique, en particulier, le goût des visages fondus et des regards vitreux. Khnopff illustre des poèmes de la sœur de Rossetti. Bref, il devient familier du milieu préraphaélite. Il est également invité à Munich et à Vienne par les sécessions. Il y rencontre Gustav Klimt et, surtout, Franz von Stuck. En Belgique, il est membre du fameux Groupe des XX, puis de la Libre Esthétique et figure dans leurs expositions.

Nuances, fondus et vibrations

Khnopff varie les moyens d’expression : peinture, pastel, dessin, sculpture, photos retravaillées, etc. Cependant, sa pratique la plus caractéristique se situe aux confins du dessiné et du peint. Sa facture semble simple, tant elle est économe de moyens. Toutefois, elle procède d’un sens aigu des nuances. Il fuit les effets voyants. Il excelle dans une délicate virtuosité de variations presque insaisissables.

Il est coutumier de ce que l’on pourrait appeler le « fondu vibrant ». Le fondu traditionnel (sfumato) est généralement produit par le travail des pinceaux en éventail (en poil de blaireau) sur des glacis allant s’amenuisant. C’est typiquement le cas de peintures comme La Joconde, où un dégradé régulier va du clair au sombre. Contrairement au sfumato blaireauté, Khnopff affectionne des gradients d’apparence grenue, où chaque parcelle de surface paraît vibrer. Ses personnages et objets divers semblent palpiter dans une sorte de continuum mystique. C’est dire que Khnopff n’est pas seulement un grand artiste symboliste par les sujets qu’il traite. C’est aussi et surtout un maître de la forme picturale. Il suffit de comparer ses œuvres avec celle de Burne-Jones, dont il est très proche, pour comprendre sa très belle maturité et, disons-le, sa supériorité.

Fernand Khnopff est certainement l’un des artistes les plus aboutis et les plus singuliers de son temps. Il meurt en 1921. Avec la montée de la modernité, le changement de goût et d’époque est rapide et total. Une dizaine d’années seulement après sa disparition, sa magnifique maison-atelier est détruite sans états d’âme au profit d’une opération immobilière. Cette habitation exceptionnelle, conçue comme un « temple du moi », était pourtant un haut lieu du symbolisme. Y abondaient statues du dieu Hypnos, paons de fantaisie, curiosités en tout genre et, bien sûr, toiles du maître. Khnopff, comme beaucoup d’autres créateurs de son temps, est vite dévalué et oublié. Peu après sa mort, on ne sait plus qu’il est un grand artiste.

Le Petit Palais présente une large sélection d’œuvres représentatives de tous ses travaux, à l’exception de quelques pastels intransportables. En outre, une reconstitution partielle de l’atelier du maître agrémente le parcours. Un grand événement à savourer !

Petit Palais: extension du domaine des sculptures

En sortant de l’exposition Khnopff, on en profitera pour visiter les nouvelles salles consacrées à la sculpture française du xixe. Peu de périodes de l’histoire de l’art sont plus mal connues du public, et même des historiens de l’art. Seul Rodin, semble-t-il, échappe à l’éclipse générale. Il faut dire que le récit des origines justifiant la modernité recourt grandement au dénigrement des artistes ne pouvant être enrôlés en tant que prédécesseurs. Pour connaître les sculpteurs français concernés, le mieux est probablement d’aller dans certains musées étrangers comme la glyptothèque de Copenhague. Au musée d’Orsay, on peut toutefois apprécier la magnifique présentation réalisée principalement par Anne Pingeot. Certains musées de province recèlent aussi des trésors à découvrir. Citons par exemple le superbe petit musée Jules-Desbois, né d’une initiative associative à Parçay-les-Pins (Maine-et-Loire). Cependant, dans l’ensemble, l’accès à cette période de l’histoire de la sculpture est inversement proportionnel à son immense intérêt. Ceci donne tout son prix aux salles supplémentaires ouvertes au Petit Palais.

©D.R.
©D.R.

Il faut aborder sans préjugés ces artistes éloignés de la culture contemporaine. C’est à cette condition sine qua non qu’on appréciera des sculpteurs aussi doués que Barrias, Dalou, Falguière, Puech, Coutan, Mercié, Bartholdi, Desbois, Dubois, Chapu, Boucher et Bartholomé. Ces créateurs ont en commun une compréhension particulièrement aboutie du corps humain, surtout du nu féminin, qu’ils traitent généralement avec beaucoup de sensualité et de fluidité. Ils ont un vrai sens du lyrisme qui se manifeste, en particulier, par des drapés très expressifs. Ils sont sensibles au tragique de la vie humaine, notamment à l’expérience de la guerre et au drame de la vieillesse. Ils ont souvent une fibre sociale qui les amène à représenter avec vérité le monde du travail.

Il est frappant de voir à quel point la plupart de ces artistes ont une origine extrêmement modeste. Ils sont encouragés et profitent des écoles qui se mettent en place en France à leur époque. Ensuite, ils suivent des formations souvent très exigeantes et très longues, comme celle des Beaux-Arts. Leur profil est exactement l’inverse des figures qui jalonnent la marche vers la modernité, souvent d’origine bourgeoise, pratiquant l’art comme un hobby, rebutées par des formations lourdes et compensant leur manque de métier par une intellectualisation de leur art. Les sculpteurs dont il est question dans ces salles sont pour la plupart, de façon très compréhensible, d’ardents républicains. Ils aiment exprimer dans leurs œuvres leur foi dans le nouveau régime, dans le progrès, dans la liberté, ainsi que leur détestation des idées rétrogrades. Certains déclinent cet engagement en thèmes plus précis. C’est le cas, par exemple, de Barrias dans sa défense du féminisme, avec sa statue de Maria Deraismes.

Soulignons au passage que le tirage en bronze de Maria Deraismes est fondu par le régime de Vichy, comme environ 50 % des monuments en bronze de notre pays, pour fournir en métal l’occupant. La priorité est donnée par les pétainistes à l’élimination des figures indésirables : républicains notoires, féministes, Noirs, etc. Les œuvres présentées au Petit Palais sont, pour cette raison, surtout les modèles initiaux en plâtre. La matière peut paraître moins noble que le bronze ou la pierre, mais les amateurs apprécieront, au contraire, d’avoir sous leurs yeux l’œuvre originale, celle qui porte la touche de l’artiste lui-même.

Autant de bonnes raisons pour s’attarder dans ces salles riches en belles découvertes.

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Février 2019 - Causeur #65

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain. Dernier ouvrage paru : Précipitation en milieu acide (L'éditeur, 2013).

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