Depuis près de soixante ans, la maison Fermín habille les plus grands toreros. Antonio López Fuentes, son directeur, jongle minutieusement entre tradition et création. Il nous reçoit dans ses ateliers madrilènes pour évoquer cette responsabilité hors normes d’habiller de lumières des hommes qui risqueront leur vie face à une bête sauvage.
La corrida est hors du temps. Elle ne suit pas les modes. Son anachronisme le plus criant est peut-être celui du costume. Les toreros : ces hommes qui, en 2023 encore, affrontent des monstres cornus, le corps moulé dans des tissus de soie de couleurs vives, recouverts de broderies d’or et de brillants. C’est ainsi corsetés que les matadors partent au combat. Derrière ces costumes si riches, si abondants en détails raffinés, se cachent des tailleurs hors pair et spécialisés. Fermín est le plus renommé. Cette maison habille les plus grands toreros depuis près de soixante ans. Elle se trouve à Madrid, rue de la Aduana, près de la Puerta del Sol.
Pas de vitrine ! Il faut lever la tête vers le premier étage pour voir deux stores arborer chacun le nom du tailleur en grosses lettres noires. On sonne à la porte, on monte au premier. Sur la porte palière, une plaque dorée où sont gravées les six lettres de « FERMÍN ». On sonne à nouveau. Un jeune homme nous ouvre et nous prie de le suivre. Il nous fait entrer dans un salon où, derrière une grande table, se trouvent des étagères pleines de tissus, de capes, de muletas (étoffe rouge agitée pour provoquer la charge du taureau). « Installez-vous, il va bientôt arriver ! » Une magnifique cape verte brodée d’or trône sous nos yeux. Des piles de magazines taurins sans âge reposent sur une petite table. Un grand cadre expose sous verre les 56 couleurs de tissu dans lesquelles peut être confectionné l’habit de lumières, El traje de luces, comme on le dit en espagnol. Quelques minutes plus tard, le voilà qui arrive d’un pas vif ! C’est Antonio López Fuentes, le patron de la maison. Cette sastreria (c’est un ainsi que l’on nomme la boutique du tailleur), c’est son frère Fermín qui l’a créée en 1963. Antonio y travaillait comme employé. Mais lorsque son aîné tombe malade au début des années 1990, il lui demande de reprendre la direction de la boutique. Aujourd’hui encore, lorsqu’on va voir Antonio, on dit qu’on va voir Fermin ! Comme si Fermin était leur nom de famille. Mais Fermin, c’est bien le prénom de son frère.
A lire aussi : L’Empire masculin
Comment devient-on tailleur pour torero ? Antonio nous raconte : « Ma mère, pour arrondir les fins de mois, faisait de la broderie à la maison. C’était un petit extra pour ne pas avoir à se servir du salaire de mon père. Mon frère et moi avons grandi en voyant ma mère accomplir ce travail. Elle brodait déjà pour les toreros. Elle ne faisait pas des habits de lumières entiers, mais les tailleurs sous-traitaient certaines tâches. Nous avons grandi dans cette atmosphère de tissus, de broderies et d’aiguilles. C’était quelque chose de naturel, de familier pour nous. » On sonne ! L’employé d’Antonio va ouvrir. Il fait entrer deux toreros mexicains. Ils viennent chercher des capes roses, celles dont on se sert pour donner les toutes premières passes à l’animal. « Fermín, c’est possible de prendre une photo avec vous ? » Le tailleur de légende prend la pose. Il est une figure mythique du monde des toros ! « Venez, je vais vous montrer l’atelier », nous dit Antonio.
Il nous entraîne dans une première pièce où sont entassés tissus, broderies, rouleaux de fil et habits de lumières en gestation. Dans la pièce d’à côté, nous entendons rires et discussions. Nous y entrons. Sept femmes en blouses s’affairent ! Ça coud et ça rit. Comme si de rien était. Comme si les costumes que l’on fait ici n’étaient pas destinés à des héros qui les porteront au moment de risquer leur vie, au moment de tuer et, peut-être, de mourir. Comme si ces costumes, dans quelques mois ou quelques années, n’allaient pas être transpercés de cornes et recouverts de sang. Ici, ce sont en tout 11 personnes qui travaillent. Faire un costume complet nécessite environ deux cent soixante-dix heures. Son prix, en fonction des « options » choisies, varie entre 4 000 et 9 000 euros. Malgré ces tarifs élevés, leur fabrication n’est pas vraiment rentable. Être tailleur pour torero, c’est un sacerdoce pour Antonio. Ce n’est pas être simplement tailleur. Il y a une responsabilité lourde à endosser. Cet habit qu’il confectionne est le descendant direct de celui créé par le matador Francisco Montes Paquiro, au XIXe siècle. Seules de très légères modifications ont été apportées depuis. Les peintures du milieu du XIXe représentant Paquiro montrent des habits de lumières extrêmement proches de ceux que portent nos matadors contemporains.Antonio se vante d’être conservateur !
L’habit fait le moine
Chaque costume est différent. Ce sont des pièces uniques créées en accord avec celui qui les portera. Mais Antonio n’est pas prêt à exécuter tous les désirs et toutes les folies de ses clients ! Il ne « prostitue » pas son travail. Pour lui, la tauromachie peut évoluer avec le temps à condition de ne pas perdre de vue son origine et son essence. Si une idée qu’on lui demande de réaliser lui semble trahir la tradition, il ne l’accepte pas. Il préfère perdre l’affaire. Le tailleur explique que, depuis qu’il est dans ce milieu – c’est-à-dire depuis son enfance –, les évolutions du costume ont été plus techniques qu’esthétiques. Des matières plus facilement lavables par exemple. « Les évolutions esthétiques sont assez discrètes, mais elles existent bel et bien. Et je n’y suis pas pour rien ! Si vous regardez un habit de lumières des années quarante, la taleguilla (le“pantalon”) était un peu plus ample. Les matadors avaient la place de mettre un caleçon en tissu dessous. Moi j’ai fait des taleguilla beaucoup plus moulantes. J’ai toujours voulu mettre le plus possible en valeur le torero. J’ai raccourci un petit peu le gilet aussi.Le public est sur les gradins, il se trouve au-dessus du matador. Vu de haut, la silhouette est beaucoup plus élégante avec un gilet plus court. » Pour Antonio, le public regarde autant la figure du matador que l’art de toréer. Il est donc très important de soigner l’esthétique du torero, d’en faire une œuvre à part entière.
L’art de toréer lui-même a évolué. Autrefois, c’était le combat qui primait. Le combat pur. Au fil du temps, la dimension artistique, esthétique a pris le dessus. Le tailleur de la rue de la Aduana a souhaité faire évoluer le vêtement dans ce même sens. Il aime l’élégance. C’est pour lui une chose essentielle. Il trouve dans la corrida un monde préservé de l’enlaidissement, de l’avachissement généralisé. Il n’en est pas moins inquiet. « Je suis parfois en désaccord avec les matadors d’aujourd’hui sur l’image qu’ils renvoient dans la vie civile ! Pour moi, un torero ne doit pas être torero uniquement dans l’arène. Il doit l’être dans la rue aussi. Il doit y avoir une élégance, une tenue. Autrefois, quand on voyait un torero même inconnu dans la rue, on voyait qu’il était torero. Aujourd’hui, on ne reconnaît plus qui est torero, qui est banquier ou qui est vendeur à l’épicerie. La société a perdu le Nord. Il n’y a plus de codes. Tout le monde est pareil. C’est la folie de l’égalitarisme. Même les gens qui ont les moyens de s’habiller magnifiquement, richement, ont la même allure que n’importe qui. Et les toreros, malheureusement, n’échappent pas à cela. Dans l’arène, ils restent extraordinaires, hors du commun, et c’est le principal. Mais je déplore qu’ils ne poursuivent plus cette élégance extrême jusque dans la rue. Quelques toreros ne tombent pas dans ce travers de l’époque. L’exemple parfait, aujourd’hui, c’est José Maria Manzanares. Lui reste torero jusque dans sa vie civile. Sortir dans la rue, ce n’est pas rien. C’est se montrer aux autres. Et c’est donc montrer une image de soi. Manzanares, dans la vie, choisit de donner l’image de ce qu’il est profondément, c’est-à-dire un torero ! Ma crainte est que les toreros se mettent à suivre les modes. Ce serait une erreur. Ils doivent être hors du temps. C’est leur force. Ils doivent imposer ce qu’ils sont, leur singularité, à chaque époque. »
A lire aussi : Viva corrida !
L’habit de lumières a fasciné les plus grands peintres et aujourd’hui encore il inspire les créateurs. Giorgio Armani en a créé un pour le torero Cayetano Rivera. Christian Lacroix pour Chamaco, Javier Conde et Juan Bautista (d’ailleurs confectionnés par la sastreria Fermín).
On sonne encore à la porte ! C’est mon ami matador Marc Serrano qui vient saluer Antonio. Il la connaît bien la sasteria. Il ne peut, cependant, s’empêcher d’admirer chaque recoin de ce merveilleux endroit qui lui rappelle tant de souvenirs. « La première fois que je suis venu chez Fermín, je devais avoir 14 ans. C’est le matador Richard Milian, de qui j’étais très proche, qui m’avait emmené avec lui pour récupérer trois nouveaux costumes qu’il avait commandés. Je voulais être matador. Je n’avais que cette idée en tête. Pénétrer dans ce lieu était pour moi un rêve. J’étais très intimidé. Il y avait une espèce d’atmosphère solennelle. Avec un cérémonial. Il y avait un respect naturel entre Antonio et les toreros qu’il habillait. Et puis il y avait ce décor très feutré, qui est d’ailleurs toujours le même. J’avais l’impression d’être dans un film. Je suis revenu plus tard pour faire, enfin, mon premier costume de lumières. J’étais encore un tout jeune torero. C’était pendant l’hiver 1997. Un costume blanc et or. Avoir mon propre costume me rapprochait de mon rêve, car l’habit fait quand même un peu le moine. L’habit de lumières, c’est comme une tenue officielle. Il nous aide à incarner quelque chose et nous précipite dans quelque chose qui nous dépasse. Ce qui m’avait frappé, malgré mon jeune âge, c’était qu’Antonio s’était occupé de mon habit comme s’il s’occupait de celui d’une vedette. Il traitait tout le monde de la même manière. Avec beaucoup d’attention. Pour lui, un torero est un torero. Il essaie de nous mettre le plus en valeur possible. Il tente de nous sublimer. Ce dont je me souviens aussi, c’est lorsque j’ai essayé mon costume chez lui pour la première fois. C’était tellement serré que je peinais à entrer dedans. Mais c’est ainsi. C’est comme une deuxième peau. On s’y habitue. Avec la chaleur du corps, le costume se relâche légèrement. À ce moment-là, on commence à l’oublier. Ça y est, il fait partie de nous. Il fait ce que nous sommes. Il nous maintient. Il nous soutient. Il nous aide à être. »
Face à face avec la mort
C’est vrai que ces costumes sont foutrement serrés ! J’ai quelquefois assisté à l’habillage de certains copains matadors. Quel effort pour enfiler cet habit ! Avant la corrida, dans sa chambre d’hôtel, le matador se transforme en héros avec l’aide attentionnée et solennelle de son mozo de espada (« valet d’épée »). Une fois le costume enfilé (après une longue bagarre), je me demande toujours : comment réussira-t-il à en sortir ? Il y a quelque chose de tragique dans cet habit qui dévore le matador, quelque chose de fatal. Une fois dedans, c’est comme s’il ne pouvait plus faire machine arrière. Beaucoup de toreros m’ont d’ailleurs confié que c’est à ce moment-là que survenait le pic de peur, d’angoisse. Dans Recouvre-le de lumière, Alain Montcouquiol écrit : « Dans ces moments, les toreros ont le sentiment d’être étouffés par ce costume qui leur colle à la peau. Ils se sentent attachés, écrasés. C’est la peur qui les opprime, le refus inconscient de se laisser passivement transformer en torero, habiller, entourer, transporter jusqu’au lieu du rendez-vous. » Vous comprendrez la responsabilité qui pèse sur les épaules d’Antonio Lopez, sastre de torero, directeur de la maison Fermín.