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Femmes pas fatales


« Elles me trouveront seul et me parleront dans le noir »
James Ellroy, La malédiction Hilliker

James Ellroy, depuis qu’il est apparu au début des années 1980 avec Brown’s requiem, s’est imposé dans le paysage littéraire mondial comme un grand auteur de roman noir et un grand écrivain. Il y a même désormais un snobisme Ellroy qui consiste à ce que la moindre parution de ses textes soit l’occasion, notamment en France, de happening littéraires qui confinent, entre lectures publiques et interview complaisants, à un culte de la personnalité dont joue le principal intéressé, endossant parfaitement le rôle de l’ultra-réac type, du chrétien « rebirth » au mode de vie janséniste qui a renoncé à la came et à l’alcool, et tient sur la morale et la politique des discours qui feraient passer Bush Junior et Pat Buchanan pour des organisateurs de partouzes pédophiles avec messes noires à la fin. Il est toujours amusant, au demeurant, de voir comment une certaine presse française si vigilante avec tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à un dérapage politiquement incorrect, notamment dans le polar qui se doit d’être antifasciste, forcément antifasciste, accepte et même célèbre la moindre saillie homophobe, anticommuniste voire cryptoraciste dans les déclarations d’Ellroy, qui s’amusent visiblement à instrumentaliser les médias en jouant à jusqu’où aller trop loin.

Heureusement, une fois ce brouillage levé, il reste une œuvre capitale qui, depuis la trilogie de Lloyd Hopkins jusqu’à celle d’ Underworld USA en passant par le Quatuor de Los Angeles, a su imposer un univers et un style radicalement nouveaux. Pour Ellroy, le roman noir est le moyen d’explorer l’histoire d’un pays, le sien, un pays finalement encore adolescent et qui a de l’adolescence à la fois la violence et ce mélange paradoxal de naïveté et de perversité. Sa peinture de Los Angeles comme ville symbole de cette violence-là lui a permis de repenser l’histoire récente des Etats-Unis, celle qui a vu Hollywood devenir une industrie clé, celle qui a permis les noces de la mafia et de la politique, celle qui a fait surgir des figures terrifiantes comme Hoover, le patron du FBI et Hugues, le milliardaire paranoïaque. Ou encore celle qui conduisit au maccarthysme, à la Baie des Cochons, à l’assassinat de Kennedy, à la grandeur et à la décadence de Richard Nixon, à l’activisme des Blacks Panthers et des commandos anticastristes. Ce mélange de personnages réels et de fiction qui traverse les romans polyphoniques et génialement hypertrophiés d’Ellroy donnent une force inoubliable à sa vision que l’on ne peut comparer aujourd’hui qu’à l’œuvre d’un Don DeLillo.

Ni fatales, ni éplorées

Mais pour le lecteur attentif ou sensible, au-delà de la débauche de violence et de cynisme, au-delà des manips sordides et des carnages programmés par la raison d’état qui font l’essentiel du roman national américain, il y a d’étranges personnages qui détonnent chez Ellroy. Comme les autres, ils sont violents, corrompus, désespérés mais ils ont une faiblesse : les femmes. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’une quelconque obsession sexuelle, d’un donjuanisme où la testostérone viendrait un instant remplacer l’adrénaline.

Non, nous sommes davantage dans la passion, au sens premier, religieux, du terme. C’est cet inspecteur dans LA Confidential qui rentre le soir de Noël dans sa Studebaker et s’arrête devant une maison où il entend qu’on bat une femme : il descend, fracasse le mari cogneur et le laisserait pour mort si son collègue ne le retenait pas. Ou dans Underworld USA, c’est cet agent du FBI spécialisé dans la traque anticommuniste et fou amoureux de « la déesse rouge », une activiste juive pour l’égalité des droits civiques.
Cet amour fou pour les femmes qu’il voit toujours comme les cibles privilégiées de tous les prédateurs fait de James Ellroy une exception dans le roman noir. Elles ne sont chez lui ni fatales ni éplorées. Elles sont des présences vivantes, des figures fortes et vulnérables à la fois, capables de sacrifices dans un univers totalement corrompu qui a perdu jusqu’au sens de ce mot.

La clé de son œuvre est là. On le savait depuis son livre autobiographique, Ma part d’ombre. Il y raconte comment l’adolescent voyeur, voleur et toxicomane qu’il fut dans sa jeunesse est resté pour toujours hanté par la mort de sa mère, assassinée un jour de 1958 alors qu’il avait dix ans, sans que le coupable ne soit jamais retrouvé. Et comment cette mort lui a inspiré le roman qui allait le rendre célèbre, Le dahlia noir qui tourne autour d’un fait divers retentissant, l’assassinat en 1947 d’une starlette d’Hollywood, Elisabeth Short, lui aussi non élucidé.

Six résurrections aléatoires

Alors, pour comprendre son rapport désespéré aux femmes, Ellroy a publié cette année La malédiction Hilliker, du nom de jeune fille de sa mère. Ce n’est pas un roman noir mais ça y ressemble : ce sont des mémoires sensuels, poignants, somptueux. Ellroy y retrace son itinéraire d’écrivain rendu possible grâce à l’image fondatrice de la mère assassinée et de la culpabilité qui en a découlé, Ellroy ayant souhaité intérieurement sa mort dans un accès de rage enfantine. C’est aussi le récit de la poursuite d’une rédemption par les femmes, un hommage brutal et vibrant à ses amantes et à ses épouses comme l’écrivain et journaliste Helen Knode, épousée en 1991 mais dont le couple se détruit sous les poussées de panique d’un Ellroy sombrant dans la dépression.

Avec ses six chapitres qui sont six mouvements, six élans, six chutes et six résurrections aléatoires, La malédiction Hilliker est une autofiction à l’américaine, c’est à dire brutale, raffinée, obscène, mystique mais contrairement à celles qui sévissent chez nous, jamais, au grand jamais complaisantes : « Avec le recul, il se peut que mon emprise se résume à une caresse. Je découvrirai la réponse dans mes rêves et dans quelques éclairs de lucidité. Elles me trouveront seul et me parleront dans le noir ».

La Malédiction Hilliker

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