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Femmes à abattre


Femmes à abattre

Patrick Gofman Olivia Resenterra

Baudelaire, qui s’y connaissait, avait assez vite cerné ce qui fait l’essence de la jeune fille dans Mon cœur mis à nu : « Une petite sotte et une petite salope ; la plus grande imbécile unie à la plus grande dépravation. Il y a dans la jeune fille toute l’abjection du voyou et du collégien. » Le problème, c’est que la jeune fille devient assez vite une femme et que là, c’est encore pire. Baudelaire, encore: « La femme a faim, et elle veut manger ; soif, et elle veut boire. Elle est en rut, et elle veut être f… Le beau mérite ! La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. »[access capability= »lire_inedits »]
Un exemple de jeune fille épouvantable devenue une femme abominable, on en trouve un dans Lolita de Nabokov. Et il en est question dans le délicieux petit livre d’Olivia Resenterra, Des Femmes admirables, dont le sous-titre « Portraits acides » indique assez que le titre est une parfaite antiphrase. Olivia Resenterra consacre un de ses portraits à Charlotte Haze, la mère de Lolita, bas-bleu provincial, jalouse de sa fille, mais − comme le note l’auteur − qui mène un combat sans espoir : « Car, justement, il n’y a pas de rivalité entre elle et Lolita. Et il n’y en aura jamais. Sans esquisser le moindre geste, la nymphette a toujours déjà gagné sur la femme. » Lutte désespérée qui transformera précisément Charlotte Haze en une épouvantable mégère.

C’est le grand mérite d’Olivia Resenterra que de théoriser ce qu’est une mégère. Son effort de conceptualisation est de salubrité publique, parce que la mégère passe souvent inaperçue. La méthode de la mégère est celle du travail de sape, de la guerre d’usure. Olivia Resenterra a découvert le pot-aux-roses en lisant Swift et son Schéma intéressant et pratique pour l’aménagement d’un hôpital pour incurables. Les incurables en question, dans l’esprit de Swift, étaient les sots, les menteurs, les plumitifs et… les mégères. La mégère est terrifiante, elle sévit dans toutes les classes de la société, à toutes les époques et dans toutes les circonstances. Mais surtout, elle est terriblement dissimulatrice, ce qu’ont très bien compris les écrivains et les cinéastes que convoquent Olivia Resenterra : « Bousculant les lieux communs d’un féminisme bien-pensant, certains d’entre eux n’hésitent pas à révéler que, de la femme admirable − mère aimante, martyre ou suffragette − à la femme détestable, il n’y a souvent qu’un pas. » Il est heureux qu’Olivia Resenterra soit elle-même une femme pour oser signaler qu’il n’existe pas de mégère-homme avant de nous emmener dans l’enfer psychologique que représente l’effrayant défilé de ses « Portraits acides ». Messieurs, sachez-le, nous avons tous connu, nous connaissons tous et nous connaîtrons tous des mégères. Parfois même − et Olivia Resenterra ne va pas favoriser la paix des ménages et des familles avec ses révélations −, certains d’entre nous s’apercevront à cette lecture qu’ils vivent, depuis des années, irradiés par des mégères comme par une centrale nucléaire qui fuit, et vont alors comprendre leur malheur.

Pour Olivia Resenterra, les mégères se divisent en trois catégories : il y a d’abord la mégère mère abusive ou persuadée que la maternité lui donne une supériorité ontologique sur le reste de l’humanité. Elle est présente au travers de quelques archétypes saisissants dont le plus pervers est sans doute Violet Venable, dans Soudain, l’été dernier, de Mankiewicz, jouée par Katharine Hepburn. On accordera cependant une mention spéciale à celle qui a terrorisé tant de jeunes lecteurs, la Madame Fichini des Petites filles modèles de la Comtesse de Ségur, belle-mère vulgaire et cogneuse de la délicieuse Sophie.
Autre tribu de mégères, les perverses polymorphes, qui font prendre à leurs pulsions sexuelles les formes les plus hypocrites et les plus aberrantes. C’est, par exemple, Madame Loiseau, bourgeoise pincée, dans Boule de suif, qui pousse la prostituée patriote à coucher avec un officier prussien : « On se demande, écrit Olivia Resenterra, ce qui frustre le plus Madame Loiseau : que l’officier ne la prenne pas de force pour lui faire subir les derniers outrages ou que Boule de suif, la professionnelle du groupe, ne veuille pas coopérer. » Mais on trouvera aussi, dans le genre, Phèdre et Œnone chez Racine, la reine et sa nourrice, fusionnelles jusque dans la haine et l’amour impossible pour Hyppolite. Ou encore Maria Schneider, l’actrice du Dernier Tango à Paris. En ce qui concerne Maria Schneider, ce n’est pas seulement le personnage joué qui est accusé d’être une mégère, mais l’actrice elle-même, morte en 2011, qui n’a cessé d’épiloguer sa vie durant sur la célèbre scène de sodomie du film, accusant la Terre entière de l’avoir manipulée, ce dont doute partiellement Olivia Resenterra : « Une salope est une femme qui souhaite être humiliée par tous les hommes. Conséquence directe : le cinéma est vraiment un repaire de salopes… »

Mais il y a la dernière catégorie de mégères, la plus redoutable : celles qui aiment le pouvoir. Elles sont souvent très belles mais leur libido se détourne systématiquement en libido dominandi. On y trouve Milady, cette grande blonde que tous les adolescents lecteurs de Dumas ont adorée et détestée et qui leur a fait ressentir un trouble sentiment sadien quand elle se fait décapiter à la hache, en pleine nuit, par le bourreau de Béthune. Il y a une version « non-sense » de la mégère ubuesque avec la Reine de Cœur d’Alice au pays des merveilles, parfaite incarnation de la mégère disposant du pouvoir absolu : « La Reine de Cœur ne connaît que le courroux et la colère ; ne s’exprime qu’en criant, glapissant, injuriant. Les crétins, à l’en croire, sont légion autour d’elle ; elle méprise ceux qui la craignent mais ne tolère guère les impertinents. » Dans cette charmante cohorte, on étudiera la variante mondaine avec Les Femmes savantes ou Sidonie Verdurin chez Proust, mais aussi, tant la mégère avec le pouvoir devient inquiétante, la variante fantastique, comme la fiancée de Frankenstein et Cruella d’Enfer dans les 101 Dalmatiens.

En comparaison, le Dictionnaire des emmerdeuses, de Patrick Gofman, est un ouvrage presque rassurant. Partant du principe à peu près avéré pour tous les hommes normalement constitués que toutes les femmes sont des emmerdeuses, Patrick Gofman commence avec Laure Adler et termine avec Clara Zetkin, une des fondatrices du SPD, « la sorcière la plus dangereuse d’Allemagne », d’après Guillaume II, qui fuit en URSS à l’arrivée des nazis et finit « probablement assassinée par Staline, qu’on ne pouvait emmerder longtemps chez lui (ni même au Mexique) très longtemps. »
Gofman est un merveilleux anar de droite, érudit, vachard, toujours drôle. Son humour est moins pervers que celui d’Olivia Resenterra, mais c’est normal car c’est un homme. Il recense des emmerdeuses chez les journalistes, les femmes politiques, les stars du X, les féministes Canal historique comme Olympe de Gouges et canal hystérique comme Ni Putes Ni Soumises. On lui pardonnera même d’avoir inscrit dans son dictionnaire Dominique Grange, ancienne chanteuse yéyé devenue maoïste et auteur de l’inoubliable hymne de la Gauche prolétarienne, Les Nouveaux partisans.
Ceci dit, il est tout à fait capable d’admirer sincèrement certaines emmerdeuses qui emmerdent pour la bonne cause : c’est ainsi que l’on trouvera des notices élogieuses sur Alia Maghda Ehmadi, la blogueuse qui s’est montrée nue en pleine reprise en main du « Printemps arabe » tunisien par les « musulmans modérés », et Élisabeth Lévy, qui n’est pas blogueuse tunisienne, mais qui prouve aussi, selon Gofman, « que certaines emmerdeuses ne manquent pas de courage ».[/access]

Des Femmes admirables d’Olivia Resenterra (PUF).
Dictionnaire des emmerdeuses de Patrick Gofman (Grancher).

*Photo : reallocalcelebrity.

Octobre 2012 . N°52

Article extrait du Magazine Causeur



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