Hou la menteuse… Très vite, il n’y eut plus qu’une personne à blâmer, et ce fut Inna Shevchenko, la figure de proue des Femen. Dimanche, au lendemain de l’apparition seins nus de deux Femen sur la scène d’un « salon musulman » consacré à « la femme », à Pontoise dans le Val-d’Oise, le site Buzzfeed publiait un article contredisant une déclaration de la militante ukrainienne, recueillie par l’AFP et précédemment diffusée dans une dépêche de l’agence. Qu’avait dit Inna Shevchenko de faux ? Elle avait déclaré que « deux imams étaient en train de parler de la question de savoir s’il faut battre ou non sa femme », lorsque deux Femen ont fait irruption sur le podium de ce salon, auquel des prédicateurs de la mouvance salafiste avaient été invités comme conférenciers. Or non, affirmait Buzzfeed, images et son à l’appui : les « deux imams », Nader Abou Anas et Mehdi Kabir, connus pour leurs prêches invitant les musulmans à exercer un « contrôle serré » de leurs filles, femmes ou sœurs, n’ont pas « parlé » ainsi à ce moment-là.
Ce moment-là ? Environ 20 heures, samedi. La poitrine couverte d’inscriptions, les deux Femen montées sur scène, dissimulées jusque-là sous des djellabas, lancent à l’assistance en criant : « Personne ne me soumet, personne ne me possède, je suis mon propre prophète ! » Elles sont évacuées sans ménagement du podium par un groupe d’hommes. Sur une vidéo mise en ligne par Buzzfeed, on aperçoit l’un d’eux donnant ou tentant de donner un coup de pied à l’une des Femen, qui se trouve alors sans doute à terre.
Mais le fond de l’affaire, pour l’heure, est ce qui a été dit ou n’a pas été dit – les réseaux sociaux sont au taquet. Qu’étaient en train de dire les deux prédicateurs salafistes, quand les deux Femen – « elles-mêmes issues de familles musulmanes », selon le mouvement féministe – les ont interrompus ? Citons Buzzfeed. Ce média en ligne, qui passe pour « irréprochable » aux yeux de nombreux habitants des banlieues, était sur place. « Mehdi Kabir était en train de demander aux musulmans d’avoir un comportement exemplaire avec les femmes, « de suivre le modèle du prophète, qui ne tapait jamais sa femme et qui ne se faisait pas servir ». Voici la dernière phrase prononcée : « Nous voulons des musulmans et des musulmanes qui se comportent comme s’est comporté le prophète… » »
En somme, ils disaient l’exact inverse de ce qu’Inna Shevchenko, qui n’était pas présente au « salon musulman » de Cergy, avait rapporté à l’AFP, l’agence étant elle-même absente de cette manifestation. Le fait est qu’après avoir promis l’enfer aux « mauvaises femmes » dans d’autres interventions, ces prêcheurs, se sachant plus observés qu’à l’ordinaire, étaient semble-t-il, tout velours. Les attentats de janvier étant passés par là, leur impact invite à plus de modération dans des discours victimaires parfois teintés de suprématisme.
Mais revenons à nos Femen. Inna Shevchenko n’avait-elle dit à l’AFP que ce que l’AFP avait écrit à son sujet ? D’après les informations que nous avons recueillies, la réponse est non. « S’il apparaît qu’elle a dit autre chose qui complète sa déclaration, nous complèterons sa déclaration », fait-on savoir à la rédaction en chef du service « France » de l’agence. « Oui, j’ai dit plus que ce qui a été rapporté par l’AFP », confie Inna Shevchenko, ajoutant qu’elle ne tient pas rigueur à l’agence de ne pas l’avoir citée « entièrement ». « Ma déclaration telle que rapportée, sur le bienfondé ou non pour un musulman de battre sa femme, donnait le contexte idéologique. Mais j’ai dit aussi à l’AFP qu’au moment où les deux Femen sont montées sur scène, l’un des imams disait qu’il fallait suivre l’enseignement du prophète Mahomet, lequel demandait aux musulmans de bien traiter leurs femmes. » En admettant que la porte-parole des Femen ait effectivement dit tout cela, alors la « menteuse » n’en est plus une.
Détails sans importance ? Bien au contraire. Car les réseaux sociaux, qui ont leurs leaders et leurs suiveurs, sont très à cheval sur la « vérité ». Lorsque le coup d’éclat des Femen a été connu, les premières réactions ont été de deux ordres côté « musulman » (des musulmans pratiquants ou non, et des compagnons de lutte contre « l’islamophobie » et les discriminations). Certains disaient des Femen qu’elles étaient toujours « aussi connes », mais d’autres leur adressaient des « bravo », pour leur « courage », car il faut « en avoir » pour oser affronter les « barbus » sur leur terrain. Ce son de cloche est plus ou moins nouveau. Pour une fois, si l’on peut dire, la « cause des femmes » passait avant la « cause d’un peuple », en l’occurrence la cause des « musulmans ». Une cause d’habitude estampillée « occidentale et bourgeoise » lorsqu’elle « stigmatise les musulmans » l’emporte sur une cause issue du tiers-mondisme, et plus « juste » par nature que n’importe quelle autre.
Mais peu après la dépêche de l’AFP, l’article de Buzzfeed refroidissait les meilleures dispositions et rétablissaient dans leur statut les « leaders d’opinion » des réseaux, dont l’autorité avait un instant été mise à l’épreuve. Inna Shevchenko avait parjuré, les puritains pointaient le pouce vers le bas. Les Femen redevenaient des « salopes » et leur « courage » s’effaçait devant leur tentative de « manipulation » heureusement démasquée.
Les Femen devraient porter plainte pour violence contre certains des individus qui les ont évacuées de la scène. Quant aux organisateurs du salon, ils pourraient poursuivre les Femen pour violation d’un lieu privé. Affaire à suivre.
*Photo : Capucine Henry. Inna Shevchenko.
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