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Le rêveur du beau


Le rêveur du beau

ziem petit palais

En 1975, Claude Régy met en scène la pièce de Nathalie Sarraute, C’est beau. On y voit l’impossible situation morale d’un couple, qui n’ose dire, en présence de leur fils, d’un objet, d’un paysage, d’un tableau « C’est beau ! ». Le fils révèle à ses parents la convention insupportable, qui gouverne cette expression pourtant modeste et sincère. La pièce signalait que nous étions véritablement entrés dans l’ère du doute, et que nous ne pourrions plus reconnaître innocemment une simple sensation de plaisir. L’exceptionnel talent de Sarraute rendait cela à la fois supportable et amer. Mais on se disait que, peut-être, il y aurait une issue…
Les temps ont changé. Aujourd’hui, nous sommes toujours plus ou moins coupables, mais nous avons des circonstances atténuantes et, surtout, nous prétendons avoir le droit de dire notre satisfaction et notre reconnaissance devant l’œuvre d’un peintre. Pourtant, après Auschwitz, les choses ne se sont pas arrangées, et nous nous installons, pour finir, dans un temps étrange qui détruit lentement, les uns après les autres, les éléments de notre confort et de notre incomparable mode de vie. Nous voyons aussi qu’une partie de la classe artistique nous intime l’ordre de nous rendre à des « événements », à des « installations » parfois intéressantes, souvent navrantes, qui mêlent le ricanement hypercritique à la dérision grimaçante. Malgré cela, quelque chose persiste en nous, qui veut sortir, se libérer, nous entraîner à murmurer « C’est beau ! ».
L’exposition que le Petit Palais – grâces soient rendues à ce musée, qui jamais ne nous déçoit !- consacre à Félix Ziem, montre des œuvres d’une évidente beauté. Dira-t-on de cette beauté qu’elle est académique, classique, ou encore banale, on n’aura pas résolu son énigme : « Il a vu les Indes, chassé le tigre, rêvé sur le Nil en regardant les ibis roses. il a cherché la couleur à travers le monde. Je vois encore son œil bleu profond se fixant sur un ciel clair, aux environs de Versailles, et je l’entends dire en hochant la tête :
C’est beau, un ciel ! J’en ai tant vu des ciels ! 
On l’avait oublié, mais la postérité, bonne fille et juge équitable, retrouve enfin Félix Ziem !
« Félix Ziem ? Un illustrateur pour carte postale ! Un pourvoyeur en toiles joliment colorées, bien propres à décorer les murs de la bourgeoisie du Second empire ! ». Ce jugement définitif ne rend compte que de la part la plus commerciale de sa production, qui fit sa fortune en effet. Il serait regrettable qu’il écartât d’emblée les esprits curieux d’une œuvre importante. Il faut demeurer sourd à la plainte des grincheux, des arbitres du goût, des censeurs de la néo-conformité : piètres suiveurs de Baudelaire et de son beau bizarre, ils vont répétant que la société veut du progrès dans les arts, et que cela se démontre par l’avant-garde. Ils réclament de la transgression partout c’est à dire nulle part, et  pâment devant un beau bazar… Or, il n’est pas de progrès en cette matière. Il n’y a que des chocs, des éblouissements, des tremblements de chair et d’esprit, des suffocations cérébrales. On verra d’ailleurs, plus loin, avec quel entrain, quelle réjouissante ironie, l’œuvre de Ziem fut reléguée au rang de vieillerie décoratrice par un homme pressé, un « lyrique industriel » enragé de vitesse, auprès de qui nos petits Modernes font morne et blême figure.
Félix Ziem fut en effet couvert d’honneurs, aimé des princes et des Républiques, recherché par la bourgeoisie et par les spéculateurs, il fournit à tous les salons du faubourg Saint-germain des vues de Venise, et parut, sa vie durant, satisfait du sort matériel et moral que son talent lui mérita. Tout cela est vrai mais ne dissipe pas son mystère, ni ne rend justice au projet artistique de ce coloriste surdoué : restituer la surprise heureuse que lui procurait  les formes, les lignes, l’«organisation» admirable qu’il distinguait dans le spectacle du monde. Confiant à la lumière le premier rôle, il se consacra aux effets physiques qu’elle produit sur la matière, aux troublantes animations qu’elle suscite dans le monde visible. C’est ainsi que dans L‘Envol des flamands roses , le battement des ailes de tous ces oiseaux libère une évaporation de plumes, d’air et d’eau, un gaz adorablement coloré, provoque une suspension de particules heureuses, une collision d’atomes tendres, qui contamine l’ensemble de la toile et lui donne l’apparence d’une colonne de chaleur au paradis, d’un remuement féerique presque abstrait.
Félix Ziem est né à Beaune en 1821 d’une mère bourguignonne et d’un père peut-être arménien d’origine. Elève à l’école des beaux-arts de Dijon, il semble d’abord s’orienter vers l’architecture, sans doute par obéissance obligée à son père. Mais sa vocation est ailleurs. C’est ici qu’il faut chercher les témoignages de contemporains dans les rayons de la bibliothèque. Rendez-vous chez les plus fameux concierges du XIXe siècle, mauvaises langues mais plumes légères, qui ont tenu une loge bruyante, fréquentée par tout ce qui comptait alors : les frères Goncourt. Jules meurt en 1870 ;  le 14 février 1872, Edmond a pour voisin de table Félix Ziem. Ils se parlent. Les deux hommes se revoient le 1er mars ; Edmond est l’hôte, Félix l’invité. Ce dernier se livre à une confession, qui dessine la silhouette d’un homme résolu, tout à a fois acharné et dilettante, d’une totale indépendance : « En 1839, il remportait, à Dijon, […] trois prix : succès qui lui assurait la médaille et une bourse pour étudier à Paris. Mais il était déjà un peu révolutionnaire dans l’art. Une cabale se formait contre lui, et le préfet lui retirait sa bourse. Une scène s’ensuivait avec le préfet, qui faisait jeter l’artiste à la porte de son cabinet. Le jeune Ziem avait déjà la confiance dans le succès, l’audace, la jactance. Il disait alors qu’il ne voulait pas être marchandé ainsi, et qu’il lui fallait étudier à Rome. Son père s’y refusait, un père dur sans tendresse. Il avait alors perdu sa mère, une mère qui l’adorait […]  Alors il décampait de la maison paternelle, sans un sou […] » . 

Exposition Félix Ziem, J’ai rêvé le beau, peintures et aquarelles, Petit palais, du 14 février au 4 août 2013 

*Photo : © ZIEM Petit Palais / Roger-Viollet.



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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