Félix Fénéon a donné leurs lettres de noblesse littéraire aux faits divers dans ses célèbres Nouvelles en trois lignes où il condensait à l’extrême les dépêches pour en extraire le suc fait d’absurdité, de « nonsense », tout en renvoyant l’image précise de la société de son temps. Cela donnait, par exemple, « Dans un café, rue Fontaine, Vautour, Lenoir et Atanis ont, à propos de leurs femmes absentes, échangé quelques balles. » Effectivement, les faits divers, ça n’existe pas. Ils ne sont jamais neutres, ces « chiens écrasés ». Cela fait belle lurette qu’ils sont instrumentalisés, récupérés, déformés parfois par ceux qui ont intérêt d’une part à vendre leur camelote médiatique, d’autre part à donner l’impression permanente que le pays est au bord de la guerre civile et qu’on ne sort pas dans les rues de peur de se faire massacrer.
Il me vient soudain un souvenir personnel. C’est en URSS, en 80 ou 81, une conversation avec des lycéens de Kichinev lors d’un séjour linguistique. Ils me demandaient, très sincèrement, si je n’avais pas peur en France parce que c’était l’horreur, chez nous. Que les balles sifflaient dans les rues et que les truands tenaient le haut du pavé. Je disais que non, que l’on pouvait reprocher beaucoup de choses au giscardisme finissant mais que tout de même, la France, ce n’était pas le Liban. Et d’ailleurs quelles étaient leurs sources pour dresser un tel tableau ? Ils me répondirent sans plaisanter les films d’Alain Delon, ceux de l’époque Trois hommes à abattre. Ces films ne pouvaient être pour eux, influence du réalisme socialiste oblige, que des œuvres presque documentaires et les autorités soviétiques étaient trop heureuses de leur renvoyer cette image d’un Occident à feu et à sang.
Le fait divers joue ce rôle de propagande aujourd’hui. On n’en parle que s’il va dans le sens de ce que les médias estiment être le réel qu’ils ont pourtant perdu de vue depuis bien longtemps. On se souviendra de l’agression de Papy Voise montée en épingle à la veille du premier tour de 2002 pour dire l’incurie du gouvernement Jospin. Peu importe que l’enquête, par la suite, n’ait jamais pu démontrer la réalité de l’agression. Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose.
Cette instrumentalisation, bien sûr, est à sens unique. Si vous vous permettez de parler de la mort de froid d’un SDF ou d’un chômeur en fin de droits qui s’immole devant Pôle emploi, là vous faites de la récupération. Évidemment…
Alors comment interpréter le silence assez étonnant, sauf dans la presse régionale, sur ce braquage et cette prise d’otage dans une supérette de l’hypercentre de Lille, à quelques encablures de la gare ? Il est 20h, on est jeudi soir. Un jeune homme basané entre. Il a une arme. Il y a une quinzaine de clients. Il veut la caisse, puis fait monter les clients à l’étage et ne garde avec lui qu’une jeune fille.
La police arrive très vite. Il faut dire qu’attaquer une supérette à cet endroit-là en plein état d’urgence, relève de la pulsion suicidaire ou de la bêtise ou du fanatisme intégriste (les trois ne sont pas incompatibles). La police lui demande de se coucher à terre. Il n’obtempère pas, au contraire il braque son flingue. La police tire. Six fois. Trois balles atteignent le jeune homme dans des zones non vitales. Il est transporté à l’hôpital. Fin de l’histoire.
Alors pourquoi ce silence ? On a pourtant des ingrédients vendeurs : un agresseur à première vue non-souchien, peut-être bien islamiste, dans une action à mi-chemin entre le terrorisme et le banditisme, une prise d’otage, une fusillade en pleine ville et une police qui peut se féliciter de sa promptitude et de son discernement.
Mais voilà, ce réel si chéri aujourd’hui n’entrait sans doute pas dans les cadres de l’idéologie patriotico-sécuritaire du moment : le jeune homme n’était pas étranger, ni arabe ni islamiste, mais guyanais. Le jeune homme n’était pas terroriste ni braqueur professionnel, il était étudiant et son arme était factice. Étudiant pauvre de surcroit avec un casier judiciaire vierge et n’apparaissant dans aucun fichier de police (ce qui va devenir un exploit par les temps qui courent). Et parler de cette histoire aurait obligé de parler de la condition indigne qui est faite aux étudiants aujourd’hui, du désespoir qui les pousse aussi bien à la prostitution qu’à ce genre d’action complètement folle comme l’enquête l’a révélé à propos de ce jeune homme. Deux simples chiffres suffiront à dire ce qu’il en est de cette précarité : le montant maximal des bourses est de 550 € mensuels alors que le seuil de pauvreté en France est à 800 et le Secours Populaire estime à 100 000 le nombres d’étudiants qui vivent avec moins de 650 euros par moi pour se loger, se nourrir, se déplacer et… étudier.
Félix Fénéon, s’il était encore parmi nous, aurait pu écrire : « Lille. Un étudiant guyanais miséreux hospitalisé : il n’avait pas les moyens de s’offrir une arme pour braquer une supérette. »
*Photo: Velvet/ Wikicommons.
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