Sa gravure la plus connue, Pornocrates, a fait le tour du monde. On y voit une femme grassouillette aux trois quarts nue, les yeux bandés et guidée par un cochon aussi rose qu’elle. Cette œuvre aux couleurs tendres met en scène un érotisme pimenté de domination, de lingerie et d’amour des arts. C’est une icône de la vie parisienne à la fin du XIXe.
Cependant, Pornocrates cache le reste des œuvres de Félicien Rops qui sont peu connues, mais particulièrement foisonnantes et originales. Deux collectionneurs belges ont entrepris depuis plusieurs décennies de réunir un important fonds de dessins et d’estampes de cet artiste. C’est cet ensemble qui est présenté jusqu’au 16 décembre prochain au Creusot, par l’établissement d’action culturelle L’arc-scène nationale.
Des connivences avec Baudelaire
Félicien Rops naît en 1833 à Namur, en Belgique, dans un milieu aisé. Il n’a que 16 ans quand son père meurt, et il tombe sous la coupe d’un cousin échevin hostile à ses aspirations artistiques. Deux ans plus tard, le jeune Félicien s’enfuit à Bruxelles. Une autre vie commence. Il goûte sans restriction les délices de la bohème estudiantine. Il devient illustrateur et caricaturiste de presse. Il rencontre des peintres comme Constantin Meunier et Charles De Groux. Cette nouvelle existence ne l’empêche pas d’épouser la respectable fille d’un juge de Namur. La fortune de sa femme, jointe à l’héritage paternel, lui assure une entrée confortable dans la vie. Cependant, il n’est pas très porté sur la fidélité et fait des séjours de plus en plus fréquents à Paris. Dans la capitale française, son talent évolue vers l’illustration de livres. Sa verve érotique et satirique est remarquée. Les commandes s’enchaînent.[access capability= »lire_inedits »]
Partout où il passe, il fait preuve d’une personnalité très sociable. Il adhère à un nombre étonnant de clubs et sociétés en France et en Belgique : société des Joyeux, société des Crocodiles, société des Agathopèdes, Royal Club nautique de Sambre et Meuse, loge de La Bonne Amitié à Namur, etc. Il est intégré au fameux groupe des XX associant les plus prestigieux artistes du renouveau belge, tels Khnopff et Ensor. Il s’immerge aussi et surtout dans le milieu littéraire parisien qui le captive. Il a en tout premier lieu des connivences avec Baudelaire. Il fréquente Barbey d’Aurevilly, Mallarmé, Verlaine, les frères Goncourt, etc. et entretient une vaste correspondance, souvent émaillée de dessins et croquis. En fin de compte, Félicien Rops est en osmose avec beaucoup d’esprits de son temps.
Dès ses premiers séjours à Paris, le tempérament des Parisiennes le réjouit. Il vit en ménage avec deux sœurs, Léontine et Aurélie, modistes l’une et l’autre. À chacune il fait un enfant. Il entreprend de nombreux voyages en Europe, aux États-Unis et au Sahara. Son épouse légitime, restée à Namur, n’en finit pas de se plaindre. La séparation intervient finalement et Rops s’installe définitivement en région parisienne, où il sera actif encore une trentaine d’années. Avec l’âge, il réside de plus en plus souvent dans sa villa d’Essonnes (à présent Corbeil-Essonnes), où il reçoit beaucoup. Vers la fin de sa vie, il s’inquiète d’une baisse possible de son potentiel de séduction. Sur les photos, il a pourtant toujours fière allure. Sa moustache et sa barbiche pointent encore avec brio. Il meurt durant l’été 1898, à 65 ans, très bel homme.
S’il est une obsession chez Félicien Rops, c’est bien celle des femmes. Il ne peut pas s’en passer. Cela saute aux yeux quand on parcourt son œuvre. Il faut dire qu’il a un don pour représenter le corps féminin. On sent qu’il l’a bien observé et le connaît parfaitement. Aucune subtilité, aucune nuance ne lui échappe. Ses nus féminins sont toujours justes, sans qu’il lui soit besoin de donner beaucoup de détails. Il n’est pas de ces artistes trop appliqués qui trahissent l’effort. Pas étonnant qu’il ait entretenu des relations avec Rodin, cet autre connaisseur.
Rops, en même temps qu’il représente les femmes, nous permet d’accéder à ses fantasmes. Certains relèvent de l’érotisme ordinaire. D’autres sont plus explicites sur ses préférences comme, par exemple, La Dame aux bulles où il fait l’éloge de la fellation. D’autres encore abordent la domination ou le satanisme. Inutile de dire que ce genre de compositions est destiné à des amateurs. Elles n’ont aucune chance de se retrouver aux cimaises des grandes institutions. C’est peut-être pour cela que son œuvre est si dispersée et si difficile à connaître à notre époque.
« Vertueux ne puis. Hypocrite ne daigne. Rops suis. »
Rops nous amène avec lui auprès des femmes, un peu comme le fera plus tard Fellini dans certains de ses films. Il brosse une véritable peinture sociale de l’industrie des plaisirs. Par certains aspects, il rappelle Toulouse-Lautrec. Un grand nombre de gravures mettent en scène les clients. Il y en a des gros, des vieux, des voyeurs, des naïfs… Beaucoup sont éméchés ou écrasés de fatigue. C’est le cas du très réussi Gandin ivre. Rops nous montre aussi les corps de métiers qui s’occupent des prostituées et demi-mondaines à la façon des équipes médicales qui accompagnent les grands sportifs. Ici, on voit le couturier qui prend ses mesures sur une beauté nue, là, le masseur qui la remet en forme.
Rops se garde bien de nous livrer une peinture sucrée où il n’y aurait que les côtés plaisants de la vie érotique. Avec lui, au contraire, tout est mêlé, le délicieux et le négatif. Il n’est pas dupe des implications sociales de la prostitution. Évidemment, il n’a pas le tempérament d’un militant abolitionniste. Ça ne l’empêche pas d’avoir une sorte de conscience tragique de la réalité dans toutes ses composantes. C’est ce qui lui inspire, par exemple, cette gravure très émouvante où une affreuse tenancière, genre fée Carabosse, déshabille et présente une toute jeune fille résignée.
Il exprime aussi ses angoisses. Au premier rang de celles-ci vient le thème de la cruauté de la femme, sûre de son attrait et naturellement dominatrice. Les femmes de Rops semblent moins destinées à jouir de leur propre sexualité que de l’ascendant impitoyable qu’elles exercent sur les hommes. Ses gravures abondent de belles qui se rient des hommes, les exploitent ou les broient tels des pantins.
La mort est également présente dans nombre de ses travaux, en contrepoint du thème de la femme. C’est la marque d’une conception quasi baudelairienne de l’existence. Mais c’est aussi le reflet d’une époque où la syphilis présente de sérieux risques. Avec la représentation souvent fantasmagorique de la mort, il rejoint le symbolisme et son goût de l’inquiétant.
Il n’aime ni les curés ni la guerre
Rops est peu politisé. Cependant, parfois il affirme fermement ses convictions. Nombre de ses gravures comportent ainsi une charge anticléricale. C’est le cas, par exemple, de son Enterrement en pays wallon, où curés et enfants de chœur font figure de demeurés. Souvent, aussi, il insiste pour nous dire à quel point la religion lui paraît peu crédible, car les meilleures dispositions de cet ordre fondent devant un beau corps de femme. Dans son Calvaire, il n’y va pas par quatre chemins. Il y représente un crucifié en érection à la vue d’une Marie-Madeleine dénudée. Le propre des œuvres sur papier est de permettre ce genre de liberté.
Cependant, l’allergie principale de cet homme concerne la guerre. En témoigne une gravure de 1858 qui fait scandale. Il s’agit de La Médaille de Waterloo qui prend le contre-pied des bonapartistes nostalgiques. C’est une époque où certains arborent, en effet, une médaille de Sainte-Hélène. Dans l’estampe de Rops, on voit une Marianne, poitrine à l’air, qui semble être le sosie de La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Toutefois, l’égérie de la Grande Nation n’a pas le beau rôle : elle exhorte au délire patriotique une armée de squelettes.
En 1870, toujours sensible aux désastres de la guerre, Rops se rend sur le champ de bataille de Sedan pour y faire des croquis et préparer une série de gravures. Cependant, il n’est jamais un militant ou un idéaliste. S’il dénonce la bourgeoisie étriquée et moutonnière, c’est pour mieux adopter le mode de vie d’une bourgeoisie libérale amie des plaisirs et des arts. Dans une lettre à un proche, il se définit ainsi : « Vertueux ne puis. Hypocrite ne daigne. Rops suis. »
Il n’est pas seulement un artiste livrant des tirages magnifiques. C’est aussi quelqu’un qui entend s’exprimer sur sa vie avec son art. Pour comprendre ce que ses options figuratives ont de particulier, il est intéressant de les mettre en regard de celles, bien différentes, de Cézanne (1839-1906), qui est presque son exact contemporain. Le maître d’Aix-en-Provence signe, en effet, un certain nombre de Baigneuses. Ces créatures fessues éblouissent par leur géométrisation, par leurs empâtements, par leur picturalité. De telles œuvres préfigurent le cubisme par leur formalisme original. Ce sont des morceaux de peinture. Cependant, c’est à peine si le corps des Baigneuses a un lien avec celui des femmes réelles. Évidemment, il n’est question chez Cézanne ni du désir ni de rien de qui concerne le féminin. Il s’agit uniquement de forme et de couleur.
Rops, au contraire, nous fait partager son désir et ses ressentis les plus divers. C’est à tel point que ses planches peuvent, dans le contexte de son époque, avoir un usage aussi bien pornographique qu’artistique. Certains y voient une disqualification, comme si un art ainsi tourné vers la vie paraissait trop vulgaire pour être intégré à l’art savant. Cependant, avec le recul, on peut percevoir chez Rops un angle d’attaque pertinent et une réelle force. Comme le ferait un romancier ou un cinéaste, il nous montre la vie telle qu’il la ressent.
Après lui, rares sont les artistes qui abordent de front les mœurs sexuelles de leur temps. Le xxe siècle, il est vrai peu figuratif, paraît dans l’ensemble bizarrement assez prude. Cependant, certains artistes du renouveau figuratif actuel s’intéressent à la question. C’est le cas, par exemple, de Thomas Lévy-Lasne (né en 1980), à qui est consacrée à Paris, jusqu’au 27 décembre, une exposition remarquable. On peut y voir des aquarelles de la série Fêtes représentant avec virtuosité ces moments où l’on boit, fume, danse et drague. On enchaîne avec des dessins en noir et blanc de la série Webcam qui, logiquement, sont dédiés à l’étape suivante. On y trouve des scènes de sexe où la lingerie dix-neuvièmiste de Rops laisse place à une crudité houellebecquienne, peuplée de smartphones, d’ordinateurs et de webcams.[/access]
À voir absolument :
– « Vous avez dit Félicien Rops !? », L’arc-scène nationale, Le Creusot, jusqu’au 16 décembre.
– « La Fragilité », peintures et dessins de Thomas Lévy-Lasnes, Backslash Gallery, 29, rue Notre-Dame-de-Nazareth, 75003 Paris, jusqu’au 29 décembre.
– En permanence : musée Félicien Rops, Namur, Belgique.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !