En 1951, l’écrivain décrivait le farniente d’une société cosmopolite européenne, dans un roman où les paysages magnifiques de l’île italienne sont le principal personnage…
Né en 1913 en Belgique, ayant traversé la guerre avec peine, Félicien Marceau fut un auteur à la réputation brouillée, mais qui n’eut jamais qu’un souci principal : exprimer la vérité de la société, pour en jouir pleinement. Après une « échappée belle » de plus d’une décennie en Italie et en France, cet écrivain subtil et discret se voit offrir par le général de Gaulle, en 1959, la nationalité française. Sa nouvelle vie d’homme de lettres peut alors se poursuivre avec des œuvres variées (romans, théâtre, essais), qu’il colore souvent d’une délicieuse nonchalance.
L’esprit français
Les difficultés rencontrées par Marceau dans son existence n’affectèrent pas son goût pour une légèreté bien française. Ses romans portent souvent des titres dignes de ce XVIIIe siècle qu’il affectionnait tant (il a écrit deux essais sur Casanova). Capri petite île résume à lui seul cette vision épicurienne du monde, avec des personnages oisifs qui tentent de donner un sens à leur existence par la seule contemplation d’une nature sublime. Nous allons voir que telle fut l’obsession secrète de l’écrivain, dans ce cadre de l’île de Capri, microcosme privilégié d’un désœuvrement essentiel, mais périlleux.
J’ai lu ce roman la première fois à l’âge de quatorze ans. Je l’avais trouvé par hasard dans la bibliothèque de mes parents. Tout de suite, il m’avait attiré. C’était un livre pour moi, comme si j’étais le seul à même d’en comprendre le sens caché. Un désir d’Italie de ma part, peut-être, en tout cas une aspiration au repos et, certainement, à la paresse. Nous étions le dimanche soir, et le lendemain il y avait école. Je n’avais pas appris ma leçon de géographie. J’avais bien ouvert le manuel, mais impossible de fixer mon attention sur ces paragraphes oiseux et très mal écrits. Eh bien, tant pis, j’aurais encore une mauvaise note. C’est alors que je pris le volume de Capri petite île, et que je me mis à le lire passionnément comme une délivrance. Ce jour-là, j’effectuais très certainement, grâce à cette lecture de Marceau, ce qu’on pourrait appeler une expérience intime de désœuvrement. Elle est restée gravée en moi.
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Douce oisiveté
Capri petite île fut écrit par Félicien Marceau en 1951. Son action se situe juste dans l’après-guerre. Le personnage d’Andrassy est un jeune Hongrois, qui a quitté son pays pour tenter sa chance dans un pays libre. Il a survécu dans un camp de transit en Italie, et a la chance d’être choisi par un riche oisif de Capri, Forstetner, pour devenir son secrétaire. L’occasion est belle, pour Andrassy, en attendant que lui soit délivré son permis de séjour, de pénétrer dans les milieux cosmopolites et huppés de l’île. Au début, il est plein de fougue et d’ambition, il tombe même amoureux d’une jeune fille du cru, avec qui il veut refaire sa vie. Mais, peu à peu, sous l’influence de ses nouveaux amis, et de son patron lui-même, prenant goût à cette ambiance empoisonnée de farniente continu, de « douce oisiveté », il renoncera à ses ambitions. Capri l’aura vaincu.
Félicien Marceau distille ce désœuvrement dans les paysages de Capri, à travers d’abord cette chaleur lourde qui s’abat sur les habitants et leur donne envie de ne plus rien faire. Décrivant l’église près de la place, par exemple, il note : « Quelques marches y conduisent où généralement sont assis quelques indigènes, à prendre le soleil, à godersela, à se la couler douce. » Marceau consacre de belles pages aux bains de mer, dans l’eau transparente de Capri. La mer est l’élément originel : « Cette eau, dit Mafalda, une amie d’Andrassy. Quel miracle ! » Ils passent tous, après le bain, de longues heures à brûler au soleil, leur seul et unique dieu. Marceau nous commente joliment cette bulle d’éternité dans leur vie : « Posé à la limite du temps et de l’espace, de l’être et du néant, un moment lentement se dissolvait dans l’azur – et avec lui tous ces corps étendus, abandonnés, voguant à la dérive, si près de sombrer. »
Une société décadente
Sur le point de « sombrer » ? La sexualité des protagonistes, par exemple, est étrange. L’hétérosexualité se décompose et mène à l’abstinence (abstention parfaite), alors que l’homosexualité (la « pédérastie » dit le texte), toujours latente, servira de faux-semblant. Cette dernière se présente comme un symptôme de décadence, et non quelque chose de naturel. Le vieux Forstetner aimerait, de la sorte, faire accroire qu’il a une relation particulière avec son secrétaire. Andrassy accepte cet arrangement. Une phrase de conclusion, vers la fin, m’avait frappé par son fatalisme, lors de ma première lecture à quatorze ans, je m’en souviens très bien : « Forstetner est là aussi, régulièrement. De temps en temps, de préférence lorsque quelqu’un le regarde, il se penche vers Andressy, lui pose la main sur le bras. Docilement, Andressy sourit. » Cette fin m’avait paru désolante.
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Dans Capri petite île, l’image de l’âne surgit deux fois, comme le symbole néfaste de la fainéantise. « Un âne ? écrit Félicien Marceau. Il y a quelque chose au-delà des ânes. Un âne ? Ce mot ouvert… » Le romancier n’ajoutera pas d’autres explications, laissant au lecteur le soin d’apprécier seul les grandeurs et, parfois, les faillites de l’abstention ou de l’inertie.
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