Fécondité, poil au nez


Fécondité, poil au nez

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On se rappelle l’adage : nulla die sine linea. Ecrire chaque jour. Ouais… Combien de « lignes » ?

George Sand écrivait chaque matin, six heures durant. Quarante pages par jour. D’une écriture fluide, quasiment sans ratures. Flaubert, qui est resté son grand copain, lui écrit un jour qu’il ne comprend pas comment elle fait. Lui, quand il a écrit deux lignes dans la journée, il est content — à ceci près qu’en général il les rature le lendemain. Les brouillons de Flaubert sont des œuvres d’art — dans le genre expressionnisme abstrait. Il est le Jackson Pollock de la plume.

Pourtant, le même Flaubert écrit à toute allure des lettres extraordinaires, chaque jour. Des pages et des pages. Sans ratures.

À peu près comme nous envoyons des SMS ou des mails. Parce que ces lettres ont pour lui le même statut — c’est de la parole figée, mais pas vraiment de l’écriture. D’ailleurs, là gît la différence entre manuscrit et tapuscrit, texte jeté sur la page ou texte imprimé. Le premier porte littéralement toutes les traces du corps du rédacteur (Flaubert s’en moquera dans un épisode fameux de Madame Bovary, quand Rodolphe rajoute quelques gouttes de l’eau des fleurs pour faire croire qu’il a pleuré en écrivant à Emma sa lettre d’adieu : il additionne du corps sur le corps, il n’hésite pas à surenchérir, il y aurait toute une histoire de la représentation des fluides corporels en littérature — ou ailleurs. Gustave m’a tuer.

Ce que j’écris ici (ou ailleurs — sur LePoint.fr par exemple), n’est pas vraiment « écrit » au sens qu’aurait pu donner au terme l’ermite de Croisset. Bien sûr, je rédige sur un clavier — mais si je le pouvais, je transcrirais tout cela à la main, pour bien marquer qu’il s’agit d’une forme spécifique, qui tient de la voix bien plus que de l’art. D’ailleurs, j’ai toujours été bien meilleur à l’oral qu’à l’écrit. Une dissertation n’est qu’un état intermédiaire entre l’écrit et l’oral, une sorte de conversation à distance, où tout se joue (dans toutes les matières, quand on y réfléchit un peu) sur les traces soigneusement mises en place de connivence culturelle : vous et moi, dit l’élève au correcteur, appartenons au même monde, je traite l’algèbre ou la littérature avec les mêmes clés que vous. On se réfère, on connote, on évoque. En aucun cas on ne doit glisser vers le génie personnel. D’ailleurs, le mot interdit par excellence, c’est Je — et c’est très bien ainsi. Imaginez que les copies débordent des manifestations sentimentalo-poétiques que les adolescents et les critiques littéraires du Monde prennent pour de l’originalité…

D’où mes hésitations (que certains, je l’ai bien vu, prennent pour des coquetteries) à livrer ici des fragments de ce qui pourrait être écrit plus qu’oral. Je ne suis bon (enfin, bon…) qu’à écrire des « petits pâtés », comme disait Voltaire (sauf que les siens, c’était Candide ou Zadig).

Enfin, revenons-en aux grands anciens : « Ne forçons point notre talent, nous ne ferions rien avec grâce ». Le problème, c’est qu’il en est de La Fontaine comme de Laclos ou de Flaubert : ils mettent la barre tellement haut qu’on ne se sent capable que de passer dessous.

*Photo : wikicommons.



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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