Après plusieurs années de pacification, les favelas de Rio sont retombées sous la coupe des gangs et la violence y explose. L’Etat avait gagné la bataille militaire contre les narcos, il a perdu la bataille politique en négligeant les services publics dans ces territoires.
« Lorsque j’ai mis les pieds pour la première fois au Complexo da Maré, je me suis cru à Bagdad ; mes hommes et moi devions nous frayer un chemin entre les camions éventrés et les carcasses de voitures volées ; les rues étaient coupées par des monticules d’immondices dont la fonction première était de bloquer le passage des forces de l’ordre, la collecte des ordures avait été suspendue depuis belle lurette sur ordre des trafiquants et les 140 000 habitants du secteur s’étaient habitués à vivre au beau milieu des déchets ; de part et d’autre de l’avenue principale surnommée “la bande de Gaza” – les enfants se jetaient continuellement des pierres pour marquer la ligne de démarcation entre gangs rivaux. » C’est ainsi que le général Roberto Escoto a décrit la plus grande favela de Rio de Janeiro, territoire sur lequel lui et ses parachutistes ont été envoyés en avril 2014 rétablir l’autorité de l’État brésilien. Après des opérations de maintien de la paix en Haïti, le général brésilien s’est retrouvé à faire la guerre dans son propre pays à quelques encablures de l’aéroport international de Rio. Trois ans plus tard, la mission est loin d’être accomplie. Le Complexo da Maré, une succession de bidonvilles coincés entre des marécages insalubres et des autoroutes saturées, est toujours sous la coupe du crime organisé. Et l’échec manifeste de la politique de pacification s’impose aujourd’hui aux quatre coins de la Cidade Maravilhosa.
Contre-société et guérilla urbaine
Vue depuis la France, l’insécurité carioca est presque un lieu commun, un arrière-plan de la carte postale mentale que nous nous faisons de Rio de Janeiro, faite de football, de strings et de carnaval. Peu savent que les territoires perdus de Rio forment de véritables contre-sociétés où le trafic de drogue (le Brésil est le deuxième marché mondial de cocaïne) permet à des groupes criminels d’exercer un pouvoir économique, mais aussi quasi politique, voire culturel, sur des centaines de milliers de civils. Le transport de passagers dans des taxis collectifs nommés « van », la distribution du gaz de cuisine, de la bière et de la TV payante dépendent des gangs. Il leur revient aussi de trancher les disputes de voisinage et les conflits entre maris et femmes. Le tribunal du crime est une justice rapide et gratuite. Cette justice privée dispose d’un régime de sanctions proportionnelles à la gravité de l’offense, allant de la simple amende à l’exécution en passant par la tonte (pour les femmes adultères notamment) ou l’expulsion manu militari. Sa circonscription couvre le morro, le nom générique donné aux pitons rocheux typiques de Rio dont les parois abruptes ont été envahies par des constructions précaires qui avancent en rang serré vers le sommet.
A lire aussi: Le Brésil, un géant sans boussole
Pour garder le contrôle du territoire et des points de vente de la drogue, les trafiquants, ces princes des mini-États mafieux, cumulent hard et soft power. Pour repousser les autorités et les gangs rivaux, ils ont recours aux techniques de guérilla urbaine : embuscades, snipers, infiltration et instrumentalisation des associations de voisinage. Et la terreur exercée au quotidien sur les habitants maintient la majorité silencieuse dans la soumission et l’apathie. Mais le contrôle social concerne aussi les âmes et les esprits. À plusieurs endroits, les criminels expulsent les pratiquants des rites africains traditionnels comme le candomblé et s’érigent en défenseurs des cultes évangéliques, des églises qui fonctionnent comme des sociétés privées et autonomes, contrairement aux églises catholiques.
Une sous-culture fondée sur la musique funk (une variante de la musique électronique qui prospère à Rio de Janeiro) emprunte au hip-hop ses codes les plus détestables : culte de l’argent facile et du consumérisme (ostentação), sexualisation des jeunes filles, parfois préadolescentes, hommages aux figures du crime organisé. La haine entre les gangs est telle que le texte de certaines chansons varie d’une favela à l’autre pour éviter de heurter les sensibilités du dono do morro (le chef criminel qui fait office de maire ad hoc).
Face à cette contre-société qui prospère au nez et à la barbe des autorités, l’État de droit a longtemps préféré regarder ailleurs. Du début des années 1980 à la veille de la Coupe du monde de 2014, les gouverneurs successifs n’ont rien fait ou presque. Leonel Brizola (aux commandes de l’État de Rio de Janeiro de 1983 à 1987, puis de 1991 à 1994) avait fini par interdire à la police d’intervenir dans les favelas afin de ne pas mécontenter la population des bidonvilles, un énorme réservoir de voix dociles vendues « en gros ». De toute façon, les forces de police de Rio de Janeiro, connues pour leur corruption et leur désorganisation, se révélaient incapables de récupérer les zones de non-droit dans lesquelles vit près du tiers de la population de la ville.
Pour maintenir la relative tranquillité du Rio « utile », la partie de la ville qui paye les taxes et accueille les touristes, des forces d’élite menaient des incursions périodiques – souvent accompagnées des journalistes – dans les favelas afin de récupérer des armes et d’appréhender les personnes recherchées. Ces incursão ou mega-operação obéissaient toujours au même scénario : elles démarraient aux aurores, mobilisaient hélicoptères et blindés, se poursuivaient par un point de presse intermédiaire durant le JT matinal et une conférence de presse avant la mi-journée. Appliqués à intervalles réguliers, ces rituels servaient d’exutoire à une société traumatisée par la criminalité.
Dans ces grandes mises en scène, la police offrait aux victimes, désespérées par un système pénal lent et inefficace, une chance de prendre leur revanche sur les favelas, perçues comme des pépinières du crime : gifles, portes défoncées, balles perdues… On n’est parfois pas loin de la punition collective : en juin 2007, lors d’une descente, la police a exécuté 19 personnes, dont 11 n’avaient aucun lien avec le trafic de drogue.
L’espoir José Mariano Beltrame
La politique du containment a pris fin sous le mandat de José Mariano Beltrame, le ministre de l’Intérieur de l’État de Rio de Janeiro (2007-2016), qui a orchestré le retour de la force publique dans les favelas. Beltrame, ancien policier spécialisé dans la lutte contre la drogue et le renseignement, s’est fait connaître comme l’homme des UPP (Unités de police de pacification), un sigle qui symbolisera l’espoir pour des millions de Cariocas fatigués de vivre dans la peur. Les UPP amènent, pour la première fois dans l’histoire, une présence policière permanente au cœur des favelas. En 2012, Rocinha, une « ville » de 170 000 habitants, nichée au cœur des quartiers chics de la zone sud, a mis fin à plus de vingt ans d’absence de présence de l’État.
Mieux payés que leurs collègues du asfalto (la ville « utile »), les effectifs des UPP ont vite pris le contrôle des territoires jadis aux mains du trafic de drogue tant la population, fatiguée de l’arbitraire, de la cruauté et des dérives de la jeunesse fascinée par la culture criminelle, aspirait à revenir dans le giron de l’État de droit. Les bandits ont préféré migrer vers des zones encore plus déshéritées au-delà des limites de la ville. S’ensuivirent des années heureuses (2010-2014), une période bénie où des entrepreneurs ont ouvert auberges, restaurants et commerces dans des zones jadis interdites comme Vidigal ou Babilônia.
A lire aussi: Le lynchage de Ronaldinho n’aura pas lieu
Mais la lune de miel fut de courte durée. Dès 2014, Beltrame souhaite démissionner. Il ne peut rien faire contre la contrebande d’armes lourdes, qui traversent facilement les 17 000 km de frontières terrestres dont la surveillance relève de la police fédérale, donc de Brasilia. Il pointe aussi du doigt le manque d’enthousiasme des services municipaux censés rétablir les services publics dans les territoires repris par l’État.
Du côté des forces de l’ordre, le moral des troupes a pris de sacrés coups. Une série de reportages audiovisuels sur les conditions de travail déplorables des policiers (toilettes bouchées, matelas improvisés, bureaux installés dans des containers insalubres et sans aucune protection contre les tirs…) a montré un tableau peu reluisant. Profitant de ces failles, les trafiquants ont signé un retour discret. Libérés de leur fonction politico-administrative (gérer les problèmes du quotidien des habitants des favelas), les gangs ont pu se spécialiser dans leur cœur de métier : faire de l’argent coûte que coûte. Très rapidement, les favelas pacifiées sont ainsi tombées dans un régime de cogestion : les policiers tiennent les points hauts et les accès principaux et limitent leurs mouvements à des patrouilles diurnes, alors que les criminels rouvrent les points de vente de cocaïne, armes lourdes à l’appui.
Un échec inévitable
Maintenu en poste malgré lui de 2014 à octobre 2016, Beltrame a vu sombrer sa politique de pacification. En réalité, l’échec des UPP s’explique par une grave erreur stratégique : après la reconquête des territoires perdus, l’État n’a pas su construire une relation de confiance avec les populations qui attendaient la sécurité, mais aussi des services publics. L’État de droit a crié victoire beaucoup trop tôt, confondant la prise des points stratégiques et l’installation de miradors avec le retour de l’autorité. Dans les faits, il ne s’agissait que d’un retrait tactique des gangs.
La majorité silencieuse ne demandait pourtant qu’à aider les nouvelles autorités, mais elle avait besoin de gages. Seuls les citoyens pouvaient mettre les policiers sur le chemin des trafiquants et dire qui est qui. Drones et hélicoptères ne servent à rien si les habitants refusent de regarder les agents dans les yeux pour dénoncer la petite minorité qui leur pourrit la vie.
« Il nous a manqué un appareil politico-administratif exclusivement consacré à la résolution des problèmes de la population des favelas… car le rôle des militaires – surtout des parachutistes – est de libérer les territoires pour les confier aux forces de police et aux services publics. Il est du devoir de ces derniers de subvenir aux besoins des habitants : collecte des ordures, tout-à-l’égout, santé, éducation, transport, emploi, culture », explique le général Escoto, qui s’est retrouvé seul ou presque avec ses 2 500 hommes pour prendre en charge les 140 000 âmes qui vivent au Complexo da Maré.
Le coup de grâce a été la décision du gouverneur de Rio de Janeiro de ne pas prendre la relève des parachutistes au Complexo da Maré. Au terme de quatorze mois de présence militaire, sans accroc, l’État brésilien a une nouvelle fois trahi ces populations en annulant le déploiement des 1 400 policiers censés s’installer définitivement dans la favela. Dès 2016, en plein Jeux olympiques de Rio, la vie des gangs avait repris son cours à la Maré. Depuis, des gangs et des milices composées d’anciens policiers et de pompiers y font régner leur loi.
Il est difficile de ne pas soupçonner les élites économiques et politiques brésiliennes d’avoir mis toutes ces difficultés sous le tapis le temps de la Coupe du monde de football et des JO. Une fois la fête terminée, trafics, corruption et ségrégation sociale ont repris leurs droits. À Rio, les tropiques sont plus que jamais tristes.