Le 14 juin 2012, Amin Maalouf est entré à l’Académie Française, succédant à Claude Lévi-Strauss au fauteuil 29 qui lui même avait eu pour prédécesseur Montherlant. Le même Montherlant, dans son discours de réception, avait pour sa part remarqué : « Et ainsi on arrive à cette constatation, que, jusqu’à ce jour — « jusqu’à ce jour », car il se peut que demain cela change, — presque tous les écrivains français, célèbres ou non, ont voulu être de l’Académie. Il y a un fait : l’Académie est accordée au tempérament français. Mon seul étonnement est qu’elle n’ait pas été créée par Clovis. » Amin Maalouf, auteur franco-libanais, a voulu démontrer que cette constatation était toujours d’actualité, et que lui-même était de ces écrivains « de tempérament français. » Alliant l’humour à l’érudition, les propos liminaires d’Amin Maalouf ont convoqué Racine et Rutebeuf, Mazarin et Barrès, Richelieu et Renan. Renan, qui avait lui aussi pris place sous la Coupole dans ce même fauteuil 29 et avait été cité par Claude Lévi-Strauss quand il s’était agi de faire l’éloge de Montherlant. Tout se tient dans le temps, de façon presque miraculeuse.
C’est qu’il y a du grandiose dans ces discours académiques qui pourraient paraître des exercices surannés. Il faudrait les lire, les lire vraiment pour comprendre comment le fil d’or de la transmission traverse le temps. Lire intégralement et successivement les brillants éloges de Maalouf sur Lévi-Strauss, de Lévi-Strauss sur Montherlant. Ces hommes qui entrent sous la Coupole offrent leur individualité à la perpétuation d’une institution. Or comme l’écrit justement Lévi-Strauss : « Les institutions donnent au corps social sa consistance et sa durabilité ; mais, pour qu’elles puissent remplir ce rôle, il faut qu’elles soient incontestables. À quoi tient donc leur légitimité ? Elle repose à la fois sur un principe de constance et sur une exigence de filiation. »
L’Académie est bien le fief incontestable de la constance et de la filiation, un des derniers bastions de la langue française. Inutile de dire, que son attitude éminemment conservatrice s’accorde mal à notre époque, toujours en quête de progrès et de modernité, de rupture et de nouveauté.
Oui, l’Académie est décidément un groupuscule d’horribles réactionnaires. Et les occupants du siège 29 en sont les parangons.
Prenons Renan, encore : « Ainsi, en conservant votre vieil esprit, vous conservez la meilleure des choses. Vous admettez tous les changements, tous les progrès dans les idées ; les cadres, vous les maintenez, et, de tous les cadres, le plus essentiel, c’est la langue. Une langue bien faite n’a plus besoin de changer. Le français, tel que l’a créé le XVIIe siècle, peut servir à l’expression d’idées que n’avait pas le XVIIe siècle ». Ou admirons l’ironie avec laquelle Montherlant fustigeait les tendances de son temps : « La curiosité chez les grands vieillards a de nos jours très bonne presse. Elle fait partie des attributs obligés de l’homme vraiment moderne, c’est-à-dire de l’homme idéal, comme on sait ». Quant à Lévi-Strauss, goûtons son humour noir: « L’humanité s’installe dans la monoculture, elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. » Amin Maalouf s’est fait un plaisir, bien entendu, dans son discours sous la Coupole, de reprendre cette saillie acide que l’on trouve dans Tristes tropiques.
Elle fait sourire mais l’angoisse qu’elle porte remonte loin. Racine, déjà, voyait dans l’Académie le dernier lieu où défendre les hommes de Lettres contre certaines tendances de son époque : « Que l’ignorance rabaisse tant qu’elle voudra l’éloquence et la poésie, et traite les habiles écrivains de gens inutiles dans les états, nous ne craindrons point de le dire à l’avantage des lettres, et de ce corps fameux dont vous faites maintenant partie ; du moment que des esprits sublimes, passant de bien loin les bornes communes, se distinguent, s’immortalisent par des chef-d’œuvres comme ceux de Monsieur votre frère, quelqu’étrange inégalité que durant leur vie la fortune mette entr’eux et les plus grands héros, après leur mort cette différence cesse. » Il s’adressait ainsi à Thomas Corneille, qui succédait à son frère. Filiation, constance, toujours : le jeune Racine et le vieux Corneille étaient ainsi réunis par l’Académie.
Qui fera bientôt l’éloge de Pierre-Jean Remy, celui de Jean Dutourd, de Michel Mohrt, de Félicien Marceau et d’Hector Bianciotti dont les sièges sont aujourd’hui vacants ? Puissent-ils en tout cas avec Renan, toujours lui, conclure « que tout devient littérature quand on le fait avec talent ; en d’autres termes, que les lettres sont en quelque sorte l’Olympe où s’éteignent toutes les luttes, toutes les inégalités, où s’opèrent toutes les réconciliations. »
*Photo : Thomas Leplus
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