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Faubourg Poissonnière, à la table des hipsters


Faubourg Poissonnière, à la table des hipsters
Thomas, confondateur du "fast bistrot" Pedzouille. Photo: Hannah Assouline

Dans l’ex-bastion des fourreurs juifs et des prolos kurdes, la déferlante numérique ne s’est pas cantonnée aux open spaces. Geeks et hipsters ont aussi implémenté dans le faubourg Poissonnière leurs néo-goûts alimentaires. Reportage.


 

« Bonjour, monsieur, voulez-vous déguster nos Ham-bur-jais ? » me demande un gnome coiffé d’une toque Big Fernand. « J’ai horreur du racolage », fais-je d’un air renfrogné. « Ce n’est pas du racolage mais de l’information client… » précise l’importun en chassant le client sur son bout de trottoir privatisé devant le 55, rue du Faubourg-Poissonnière. « Elles disent toutes ça ! » conclus-je avec sarcasme sans parvenir à dérider mon clown triste.

C’était il y a quelques années. Avec ses hamburgers made in France, Big Fernand faisait figure de pionnier dans la rue que j’emprunte quotidiennement. Le ham-bur-jais ? Un mets certes haut de gamme (comptez une bonne douzaine d’euros !) mais à la longue lassant pour qui ne se sent pas un palais de cow-boy charolais. Depuis, en mauvais sujet repenti, j’ai élargi mes pérégrinations aux autres commerces de bouche qui se sont multipliés comme des petits pains dans cette artère de plus en plus embouteillée. « Le premier qui s’est installé au Faubourg-Poissonnière, c’est Big Fernand début 2011 », me confirme Dorone Seror, la trentaine, traiteur dans cette rue qui l’a vu naître et grandir. « Avec une enveloppe de 500 000 euros, ils se sont lancés dans une communication infernale et brillante. Grâce aux relais dans la presse, avant même d’ouvrir, Big Fernand était considéré comme le meilleur burger de Paris alors que personne n’en avait jamais mangé ! », ironise l’enfant du quartier. Le jour de l’ouverture, 300 personnes s’étaient massées devant l’échoppe franchouillarde et des mois durant, il fallait trois quarts d’heure d’attente pour déguster le précieux (pain au) sésame.

Les cuisiniers cathodiques Christophe Michalak et Jean Imbert sont dans la place

« À l’époque, il y avait vraiment un fossé entre l’offre et la demande », décrypte Thomas, à la tête du bistrot néo-tradi Pedzouille, au 66 de la rue. On avait peine à imaginer que les cuisiniers cathodiques, de Christophe Michalak à Jean Imbert, se bousculeraient pour prendre pied dans la rue. Car l’actuelle Mecque de la street food parisienne s’est longtemps complu dans un ronron bistrotier. Il y a encore dix ans, d’innombrables fourreurs et pelletiers, quelques bistrots vieillissants et le McDo du boulevard régnaient sans partage sur cette voie centrale des IXe et Xe arrondissements. Dans cet îlot situé entre les Grands Boulevards et Barbès, « avant l’arrivée des start-up, c’était un peu Belleville, avec une population beaucoup plus populaire et cosmopolite », se souvient Dorone.

Et voilà que bien avant l’élection d’Emmanuel Macron, le macronisme – d’abord entrepreneurial, puis gastronomique – s’est installé. Les agences de mode, cabinets d’architecte et une myriade de petites entreprises ont investi la rue, supplantant peu à peu les ateliers. À l’heure du déjeuner, employés et stagiaires crient famine. Le capitalisme ayant horreur du (ventre) vide, un essaim d’entrepreneurs de la restauration a fondu sur le faubourg Poissonnière. Souvent jeunes, branchés, cosmopolites mais en quête d’une authenticité très étudiée, ces commerçants d’un nouveau genre témoignent et participent de la « brooklynisation » (Jean-Laurent Cassely) de l’ancien quartier ouvrier. Dans les adjacentes rues d’Enghien et de l’Échiquier, bobos, membres de la diaspora turco-kurde et jeunes désargentés se sustentent à moindres frais dans des cantines anatoliennes dont on se demande combien de temps elles tiendront. À quelques encablures de tables postmodernes comme le Café Pinson où, au 58, rue du Faubourg-Poissonnière, les clients viennent trinquer avec leur Mac dans ce qui ressemble à un Apple store vegan.

Avant même l’ouverture du restaurant Big Fernand, la presse avait décrété que ses hamburgers de luxe étaient les meilleurs de Paris

Le changement du quartier ressemble à un rêve d’expert : « Les employés de bureau ont construit des pôles de restauration. Ils se rendent dans une rue puis choisissent où ils vont manger. Les nouvelles enseignes sont tellement monoproduit qu’on ne déjeune pas au même endroit tous les jours ! » observe Anthony Dalmasso, fondateur de l’agence Foodstore & Partners. Après étude de marché, sa société a placé trois chaînes asiatiques dans la rue : Jules et Shim. Mangoo et Neo Bento, respectivement aux 18, 54 et 58 de la rue du Faubourg. Constatant que le salarié type rechigne à dépenser plus d’une dizaine d’euros et dispose de moins en moins de temps pour déjeuner, Foodstore & Partners a fait son deuil des brasseries. À la différence de son ancêtre le restaurant, le composant d’un pôle de restauration est un endroit où l’on vient manger, point barre. Cap sur l’Asie, dont la nourriture « efficace, saine et rapide » est appréciée de Sidney à Moscou. « On ajuste les prix en fonction du montant des Tickets-restaurant », ce qui donne le bibimbap coréen à moins de dix euros chez Jules et Shim. Autour d’une base de riz, une viande, des crevettes ou du tofu composent un plat complet transportable dans son emballage de papier. Mention très bien, omission faite du service parfois expéditif. Chez Neo Bento, dans un grand duplex à la lumière blanche, le chaland attend derrière le comptoir pour commander un menu japonais frugal et équilibré, avec portions de protéines, de féculents et gamme de desserts vegan ou sans gluten. Nec plus ultra, le thé matcha, finement moulu, très à la mode en ce moment, apprécié pour ses vertus nutritives. Pour ne pas paraître trop hors sol, Neo Bento a francisé le concept avec des bœufs bourguignons, des purées et autres franchouillardises qui nuancent son côté world food aseptisée.

La déco du restaurant Pedzouille. Photo: Hannah Assouline
La déco du restaurant Pedzouille. Photo: Hannah Assouline

Comme Londres et New York, Paris fait du marketing avec les codes culturels et transforme les anciennes marges en temples de la branchitude. C’est ainsi que le néo-entrepreneur hype se réclame de valeurs populaires. Jean-Laurent Cassely, l’auteur de La révolte des premiers de la classe (Arkhè, 2017), confirme mon pressentiment : « Ces nouveaux entrepreneurs diplômés partagent les codes sociaux et l’univers culturel de leur clientèle. Le capitalisme hipster met en avant la personnalité et le parcours du fondateur d’une marque sous forme de storytelling. » Cependant, le marketing n’exclut pas la sincérité, comme chez Thomas l’Auvergnat, dont l’arrière-grand-père et le grand-père travaillaient déjà « dans la patate », Maaike, qui a ouvert BOL Porridge au 76 de la rue après ses études au Danemark, ou Scarlette, cofondatrice de la marque de préparation culinaire Marlette et du salon de thé éponyme, sis 63, rue du Faubourg-Poissonnière. Ces trois jeunes à peine trentenaires ont l’âge de leurs clients – stagiaires ou employés de bureau.

Du bio en milieu mondialisé

Amies d’enfance, Maaike et Audrey se sentaient « depuis toujours la fibre de l’entrepreneuriat ». Tandis que l’une suivait des études de commerce au Danemark, l’autre travaillait déjà dans l’hôtellerie sur des sites touristiques hexagonaux. Novices, elles ont ouvert BOL Porridge en janvier 2016, inspirées par un concept que Maaike avait expérimenté au Danemark. À l’emplacement d’une boutique de vêtements, les deux jeunes femmes s’adressent à une clientèle de salariés majoritairement trentenaires « assez ouverts, modernes, dynamiques, qui n’ont pas peur de tenter de nouvelles choses en mangeant un porridge le lundi, une pizza le mardi et un bobun le mercredi ». Tout cela cadre parfaitement avec l’air du temps, à la fois acquis à « la start-up France » et à la vie en vert qui commence dans l’assiette avec une nourriture « healthy ». Dans son petit local de 12 places assises, BOL propose des variations à partir d’une base d’avoine. Quoiqu’un peu chiche aux yeux des gros estomacs, c’est bon et ça marche. De 8 h 30 à 14 h 30, on peut déguster un porridge chaud ou froid, salé ou sucré, du simplissime beurre salé-cannelle à 3,50 euros à des versions plus élaborées comme celui aux falafels de lentilles (9 euros) ou des formules sportives à la spiruline – un complément alimentaire naturel à base d’algues. « Toutes les céréales et toutes les légumineuses et fruits à coque sont bios », indique Maaike, ravie d’incarner son produit « plus facile à vendre parce qu’on le mange ». La jeune patronne s’écarte néanmoins du schéma décrit par Jean-Laurent Cassely dans son essai car Maaike n’a pas attendu de languir d’ennui dans un bureau pour trouver sa voie dans le commerce de bouche. Mais son itinéraire mondialisé, du Danemark à la France, est loin de faire exception.

Les sœurs Marlette

Un coup d’œil sur les tablées de la rue laisse entrevoir des bustes sveltes habillés de costumes qu’on croirait, pour certains, échappés du Conseil des ministres, s’ils étaient accompagnés d’une cravate, rare en terre hipster. Celui-ci raffolant de l’alliance du global et du local, nombre de jeunes restaurateurs misent en même temps sur l’alimentation de proximité et leur expérience forgée aux quatre coins du monde. Scarlette a par exemple eu l’idée du café Marlette en observant les coffee shops australiens pendant son année d’études à l’étranger. Dans la France d’Emmanuel Macron, « l’imaginaire néo-sédentaire devient lui-même nomade », résume Cassely. Avec sa sœur ingénieure agronome Margot, Scarlette a ainsi conçu une marque de préparations culinaires sur le modèle de ce qui se vend en Angleterre. « Marlette est la contraction de nos deux prénoms. Dès 2010, on a complètement repositionné l’offre de pâtes préparées en mode gourmet, avec des matières premières choisies, sans le beurre et le lait en poudre des marques industrielles. », m’explique l’ex-étudiante en management spécialité hôtellerie. 100 % bio, les gâteaux Marlette, distribués dans leurs salons de thé rue des Martyrs et rue du Faubourg-Poissonnière, sont fabriqués en circuits courts à partir de produits venus de l’île de Ré. Ou presque. Pour le chocolat, la vanille ou le sucre, dur dur d’être locavore ! Marlette « essaie d’être commerce équitable », m’assure la blonde Scarlette en me faisant goûter une pincée d’un délicieux sucre brun Rapadura venu tout droit… du Costa Rica.

Café Marlette, 63 Rue du Faubourg Poissonnière, 75009 Paris.
Café Marlette, 63 Rue du Faubourg Poissonnière, 75009 Paris.

Seul hic, le bilan carbone ! En attendant, qui ne regarde pas trop à la dépense et ne souffre d’aucune allergie aux bobos trouvera chez Marlette un bon spot où bruncher en milieu mondialisé. Madeleines, scones et cookies y dénotent une influence british, les toasts saumon-avocat révèlent des parfums australiens, mais le brunch « Frenchie » caracole en tête des ventes. « Un bon café, un jus de fruits pressés, un super œuf à la coque avec du bon pain et du beurre salé. Très régressif ! » sourit Scarlette.

Pedzouille, le terroir folklorisé

Question qualité française, Pedzouille s’inscrit apparemment à contretemps des modes. Ni vegan ni diététique, Thomas le bougnat se dit las « des restaurateurs qui donnent une leçon à leurs clients. La moitié de nos ingrédients sont bio mais on ne le signale pas ». Par souci du frais, le bistronome refuse de collaborer avec Deliveroo ou Frichti, dont les coursiers à bicyclette encombrent les trottoirs. Son resto rustique sous-titré « La revanche d’un paysan » se veut « plus qu’un concept : des valeurs, un projet, une expérience de partage ». Dès l’école hôtelière en Suisse, Thomas avait forgé son business plan. Si bien qu’il a pu lever 10 000 euros sur un site de financement participatif et ainsi « créer une communauté avant même d’ouvrir ». Quand il passe chez Pedzouille, chaque donateur dispose de son couteau et de son rond de serviette personnalisés. Grâce à un excellent bouche-à-oreille, Pedzouille ne désemplit pas. On y goûte viandes et boissons 100 % françaises, Breizh Cola inclus, en piochant parmi les noms de menu (dont le fameux « Fais gaffe à ton cul », sic). Du cartoon auvergnat. « Ici, c’est ludique. La carte, c’est des dessins. C’est la récréation le midi ! » claironne Thomas d’un air jovial. Sous l’apparence du cool, rien n’est laissé au hasard. « L’assise la moins bonne de Paris, avec des petits tabourets en sapins » oblige à donner du coude pour aller aux toilettes, mais encourage les rencontres dans cette petite salle. Une convivialité dont les autochtones se révèlent friands. Si les pisse-froid dans mon genre renâclent à donner leur prénom pour commander, beaucoup se laissent gagner par la bonne humeur communicative du maître de céans, jointe à des produits authentiques. « On est les seuls à envoyer une viande d’Aubrac à 12,70 euros le midi ! » se félicite Thomas, parfois étonné de voir débouler des touristes américains tout droit sortis de chez Ducasse grâce à sa très haute cote sur le site La Fourchette. « Mon levier, c’est l’humain », synthétise Thomas, jamais avare d’une bouteille lorsqu’un client se plaint d’un rouge bouchonné dont il a déjà bu la moitié. Les papilles accoutumées à la nourriture light du faubourg trouveront le contenu de l’assiette un chouïa bourratif, mais peste soit de l’avarice… Depuis un an et demi, Pedzouille cartonne au point d’attirer une majorité de femmes, un comble pour « un restaurant de viandards »

Toutefois, certains de ses rivaux malheureux sont repartis du faubourg Poissonnière avec un goût amer. Au bout de dix mois d’exploitation, Bertrand a fermé sa rôtisserie au printemps, faute de capter assez de gourmands à dîner. À force de concurrence, l’eldorado d’hier semble en cours de saturation. « C’est un peu survendu, j’ai été déçu », soupire Bertrand, avant de vanter l’artère parallèle jadis interlope : « La nouvelle place to be, c’est la rue du Faubourg-Saint-Denis. Ça bouge beaucoup plus le soir ! »

Été 2017 - #48

Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste.

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