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« Toute une génération d’Iraniens résiste »


« Toute une génération d’Iraniens résiste »
Asghar Farhadi, Paris, octobre 2016.
Asghar Farhadi Iran
Asghar Farhadi, Paris, octobre 2016.

Propos recueillis à Paris, le 10 octobre 2016, par Olivier Prévôt.

Causeur. Emad et Rana, les deux personnages de votre nouveau film, Le Client, sont des intellectuels. Ils répètent à Téhéran une pièce d’Arthur Miller, Mort d’un commis voyageur. Emad et Rana sont-ils des marginaux dans la société iranienne ?

Asghar Farhadi. Non, la réalité que je représente ici est extrêmement banale, du moins dans les grandes villes. Cette classe moyenne qui a un rapport très intime à la culture est nombreuse. Tout au long de son histoire, l’activité culturelle a constitué une sorte de réconfort pour le peuple iranien. C’est d’ailleurs cette vitalité culturelle qui attire l’attention de l’étranger.

Et joue-t-on, à Téhéran, des pièces américaines ?

Oui. Elles sont très appréciées. La littérature occidentale a été très largement traduite en farsi. C’est l’héritage du siècle précédent.

Emad, votre personnage, doit néanmoins composer avec la censure. Et c’est pendant qu’il est à une réunion avec celle-ci qu’à l’autre bout de la ville Rana se fait agresser.

La censure à laquelle je fais allusion est celle qui porte sur les questions de moralité, de sexualité. Peut-on voir telle mèche de cheveux ? Peut-on prononcer tel mot durant la représentation ? Comme si, par la répression, on venait à bout de la complexité de la question sexuelle ! De ce point de vue, la censure a été confrontée à un échec. Dans mon film, c’est la concomitance entre l’agression dont Rana est victime et la réunion d’Emad avec le comité de censure qui fait sens. Pendant qu’on discute à l’infini sur la moralité d’une perruque, Rana de son côté est confrontée de manière beaucoup plus brutale, douloureuse, sérieuse, aux mêmes questions – mais dans la sphère intime.

Rana de son côté, « le client » de l’autre… mais aussi un élève d’Emad, un adolescent, surpris avec des photos qu’on devine licencieuses… Tous ont une même demande : que « ces choses-là » ne s’ébruitent pas.

Si la question de la pudeur est universelle, celle de la réputation est plus spécifiquement orientale. Renvoyer une bonne image de soi, même si elle est peu conforme à la réalité, est un gage de sérénité en Iran.[access capability= »lire_inedits »]

À tel point que Rana refuse l’intervention de la justice après l’agression.

Rana a le sentiment que la loi ne peut la protéger. La justice est trop lente ; elle exige trop d’énergie de la part du plaignant. Si vous êtes blessé, vous n’irez pas voir un médecin qui mettrait des mois avant de panser votre plaie.

Dans tous vos films, les personnages essaient de trouver un arrangement entre eux. Cette recherche de la transaction, est-elle une caractéristique de la société iranienne ?

Les Iraniens ont une grande faculté d’adaptation. Une souplesse particulière. À l’étranger par exemple, ils s’intègrent facilement dans leurs sociétés d’accueil. Mais, en une heure trente ou deux heures, mes films ne sauraient montrer l’ensemble de la société ! Disons… Oui, disons que mes personnages ont, du point de vue de leur adaptabilité, des caractéristiques que, globalement, on peut observer dans la société iranienne.

Vos personnages sont très préoccupés par leurs responsabilités.

C’est une de leurs caractéristiques. Ce n’est pas volontaire, mais c’est vrai, et j’en suis heureux. Quand ils agissent mal, ils vivent très douloureusement cette mauvaise action. Et ces petites mauvaises actions ont souvent des conséquences très importantes. Si ça pouvait tempérer le public, je n’en serais pas mécontent. Dans certains films aujourd’hui, on peut voir – dans un seul plan – une centaine de personnes mourir. Alors, que d’autres films fassent au contraire réfléchir aux conséquences de nos actions, c’est plutôt bien.

J’avais une quinzaine d’années lors de la révolution iranienne. Et comme bon nombre d’Occidentaux de cette génération, j’associe votre pays à une véhémence, voire à une menace. Or votre cinéma est très éloigné de cette image… Entendez-vous, par une certaine douceur, battre en brèche ces représentations ?

Au départ, ce n’est jamais la question que je me pose. J’essaie de raconter une histoire, le mieux possible. Avant tout, je veux qu’elle soit passionnante, tous mes efforts tendent vers ce but. Mais vous avez en partie raison. Mon adolescence a été marquée par huit années de guerre contre l’Irak. Nous avons tous été touchés par cette violence. Toute une génération d’Iraniens résiste, s’oppose à celle-ci. Dans mon cinéma, il est impensable qu’un personnage tue. Il n’y a pas de violence physique. Mais, vous le savez bien, cette douceur, on la retrouve dans l’ensemble du cinéma iranien. Prenez les films d’Abbas Kiarostami… En fait, nous avons une grande chance : notre peuple est très émotif. C’est très « cinégénique ». Ça rend tout de suite un film plus chaleureux.

Dans vos films, les gens, la société ont l’air plus miséricordieux que la loi elle-même.

La société, pas forcément. Mais mes films, en eux-mêmes, oui. Tout est fait pour que le spectateur essaie de comprendre le fautif, de se mettre à sa place. Il tend au spectateur cette question : qu’aurais-je fait dans des circonstances comparables ?

Les événements nous ont éloignés de l’Iran. Du coup, nous recevons vos films avec une avidité particulière. Nous scrutons chaque détail… Avez-vous conscience de ce regard particulier ?
L’éloignement, l’absence, la perte provoquent en général cette curiosité. En France, on observe ainsi le moindre détail de mes films… au risque parfois de perdre le fil de l’histoire [Rires]. Mais c’est bien. Il faut être attentif aux détails. Même en dehors du cinéma, comme les enfants qui sont curieux de tout. On est très conscients, en Iran, de ce regard porté sur mes films. Cela réjouit toute une frange de la population. Mais parfois, une certaine presse me reproche mon réalisme. Elle sur-interprète un plan, un décor. Le Client commence par l’effondrement d’un immeuble et on me demande : « À qui allez-vous faire croire que l’Iran s’effondre ? »

[Rires] J’allais justement vous poser cette question ! Est-ce un symbole ?

Mais non ! Ce n’est ni un message ni un symbole. C’est seulement l’élément déclencheur de l’histoire : Rana et Emad doivent trouver un autre logement. Cet effondrement de l’immeuble est juste un signe, un signe qui ne prend sens qu’en se juxtaposant à d’autres signes. Comme sur la route. Le film nous emmène vers une destination, et cette destination, c’est la sphère privée. [/access]

Le Client, d’Asghar Farhadi, en salles le 9 novembre



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