Les éditions Tinbad, qui tirent leur nom d’un jeu de mots intraduisible de James Joyce dans le monstrueux Ulysse, affichent un catalogue audacieux et une volonté de ressusciter le foisonnement littéraire et artistique du début du vingtième siècle. Le modernisme en étendard, la maison publie ce printemps un « livre indéfendable », « irrécupérable », selon les mots de l’éditeur Guillaume Basquin, auteur d’une postface hygiénique à Fantasia, le premier livre d’Anton Ljuvjine, « né au début de la dernière décennie du vieux XXème siècle ».
Longue lame trempée dans l’encre
Ljuvjine (il faut se figurer les deux « j » de son patronyme comme des sabres, c’est un moyen mnémotechnique comme un autre) a choisi pour son entrée en littérature la violence, pire que celle du coup de pistolet tiré en plein concert un siècle encore auparavant, la violence pure, dans le fond et la forme. Fantasia est une relecture des événements du 13 novembre 2015 par un samouraï des temps modernes, battant l’air aveuglément de sa longue lame trempée dans l’encre.
Pour qui parle-t-il ? Pour la jeunesse, évidemment. Celle que le Premier ministre alors en fonction avait engagée à « apprendre à vivre avec le terrorisme », cette frange de la jeunesse qui refuse de se soumettre aux consignes de sécurité.
Génération business-plan
« Inutile d’être jeune si c’est pour obéir lâchement aux tocards de l’avant-veille » tonne l’auteur – et tonnaient en leur temps les tocards de l’avant-veille contre ceux du mois dernier… S’il arrive, y compris et surtout dans ce journal, de ricaner en rappelant que la réalité est « de droite », nous sommes loin du compte en ce qui concerne le constat dressé par notre nouveau prophète. La réalité est un chaos complet que peu sont capables d’appréhender, et dont nous sommes tous coupables.
C’est ce qui pourrait faire office de thèse, réduisant sans doute injustement ce patchwork d’impressions et de fureurs, de plus en plus décousues, comme une mauvaise fièvre qui vous empoisonnerait le sommeil. Nous vivons, apprend-on, dans un monde où les écrivains sont des assistantes sociales ou au mieux des VRP en nougatine. Méfions-nous de la nougatine, cela donne des caries, voilà un réel danger. Notre génération (du moins, celle à laquelle Anton Ljuvjine et l’auteur de ces lignes appartiennent) est un business-plan. Tout y est mou, désincarné, déserté par l’esprit, la beauté, le sens du sacré et du sacrifice. Nous attendions nos sauveurs, et ils sont arrivés. D’abord sur la pointe des pieds dans la salle de rédaction de Charlie hebdo, puis en grande pompe ce soir de novembre, aux terrasses des cafés et au Bataclan. Si nous suivons bien le fil, c’est l’islam, tout chargé de sa brutalité pieuse, qui sauvera l’Occident déjà mort, ce même Occident qui ne fait que signer sa condamnation à la kalachnikov en sirotant des cocktails et en se trémoussant sur de la musique populaire.
Fasciné par le fascisme islamique
Cet avatar en culottes courtes de Marc-Édouard Nabe (« Mon oeuvre devra atteindre un degré de maturité tel que tous mes lecteurs retomberont en enfance. ») considère que l’esprit colonial, les guerres dont le Moyen-Orient est le théâtre, la hiérarchie prétendue des indignations entre les morts d’ici et les morts de là-bas, constituent un Enfer bien plus infernal que celui du Bataclan. Entre idéalisation de la civilisation orientale (pourquoi pas) et fascination pour le fascisme islamique (provocation), nous voilà tous serrés dans le box des accusés.
Ljuvjine déjà haï
Anton Ljuvjine a sans doute atteint son but : se faire haïr par une poignée de lecteurs attentifs, et se voir rétorquer par d’autres qu’il vaut mieux changer ses désirs que l’ordre du monde, qu’il vaut mieux tolérer l’amour de son prochain pour la musique populaire que de souhaiter l’extermination d’un continent entier. C’est plus reposant. Anton Ljuvjine prétend se lancer dans le « djihad artistique », contre la culture de masse, qui est elle aussi, elle surtout, un terrorisme. Un conseil de bon sens, que nous imaginons ici donné par un éditeur ridé de la place de Paris : Calmez-vous, jeune homme ! Écrivez plutôt un vrai, un grand, un beau roman !
C’est décevant, c’est rageant, c’est horripilant, mais l’Apocalypse, appelé avec un talent indiscutable dans les pages de Fantasia n’arrivera pas. Les Cieux ne s’ouvrent que dans les contes de fées. Le sérieux n’existe que dans le lyrisme avec lequel on choisit d’aborder le monde. Au bout du chemin, on n’éprouve jamais que de doux frissons, ironiques et réversibles à l’infini.
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